Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais…
BlaKkKlansman, le dernier film de Spike Lee, sorti en salle le 22 août, traite sur le mode de la comédie du racisme purulent aux États-Unis. Adapté d’une histoire vraie, le film raconte comment un policier noir réussit à infiltrer le Ku Klux Klan à l’aide d’une ruse qui vaut bien celles d’Ulysse. L’action se situe dans les années 1970, époque du Black Power, époque aussi où le Ku Klux Klan, bien qu’il n’ait plus d’existence légale, continue de mener des actions d’intimidation à l’égard des Noirs. Pourtant au-delà du portrait féroce et burlesque des hommes de cette organisation raciste, suprémaciste et identitaire, c’est l’Amérique de Trump qui est directement visée par Spike Lee comme en témoignent les quelques « great America » que se lancent régulièrement les adeptes du Klan. La fin du film, dont je ne dirai rien, vient confirmer et appuyer le message de cette comédie acide, très engagée et salutaire.
Ce film me conduit à m’interroger non sur les fondements du racisme (il faudrait un peu plus qu’une simple chronique pour faire décemment le tour de ce sujet) mais sur ce que nous appelons « mon semblable ». Cette expression est en effet devenue si commune que beaucoup en oublient de s’interroger sur sa signification. C’est devenu une expression passe-partout qui vaut à ceux qui l’emploient un satisfecit de bons sentiments. Et pourtant elle cache parfois des relents nauséeux de racisme et de colonialisme, quand elle n’est pas tout simplement le véhicule doré de pensées terroristes.
Mais qu’est-ce que « mon semblable » ? La réponse est si simple qu’il paraît presque superflu de la rappeler. Mon semblable désigne tous les autres êtres humains sans distinction de couleur de peau, de culture, de religion, de genre, de classe sociale, de goût (sexuel entre autres), etc. Tout homme est mon semblable, sans exception.
La notion de semblable présuppose donc une égalité fondamentale de tous les êtres humains. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant explicite très clairement cette idée. L’homme, en tant que personne, possède une dignité, c’est-à-dire une grandeur absolue. Une telle grandeur est incommensurable. Cela signifie qu’un être humain n’a pas de prix : il n’est pas une marchandise. On ne saurait ni le vendre ni l’acheter. On voit immédiatement comment l’analyse de Kant disqualifie la pratique de l’esclavage (toujours en vigueur à l’époque où le philosophe de Königsberg rédige sa morale) ainsi que toute forme de racisme. Traiter un être humain comme fondamentalement inférieur est un crime.
Ce principe semble aujourd’hui partagé, du moins dans le langage, par nombreux de nos contemporains. C’est sans doute pourquoi nous adhérons immédiatement au message du film de Spike Lee. Les propos suprémacistes des membres du Klan nous révulsent, à raison cela va de soi.
Pourtant le principe de l’égale dignité de tous les êtres humains posé par Kant au fondement de sa morale est extrêmement abstrait. Tant que je m’en tiens à des généralités, il ne possède rien de choquant. Ainsi pouvons-nous dire d’un Noir qu’il est semblable à un Blanc, c’est-à-dire que les Noirs et les Blancs sont égaux. De même devons-nous dire d’un ouvrier qu’il est semblable à son patron : ils sont tous deux égaux en dignité. Sur cet exemple, les choses paraissent cependant un peu moins évidentes. Car enfin l’ouvrier est bien situé, socialement, en-dessous de son patron. Il travaille dans des conditions que l’autre ignore pour un salaire parfois infamant. La dignité est, on le voit, quelque chose de très abstrait. De même encore faut-il dire d’une pute qu’elle est l’égale de son client ou d’un prêtre ou d’un rabbin ou d’un imam. Tous possèdent la même dignité. Ici certains commencent à se désolidariser de Kant. Enfin un criminel, comme un pédophile par exemple, ne possède pas moins de dignité qu’un innocent. Là beaucoup se mettent à hurler et exigent qu’on pende haut et court le pédophile qui ne peut être autre chose qu’un monstre. Ainsi ni le pédophile ni la pute ni le djihadiste ne peuvent être mes semblables.
Une telle conclusion reste cependant une aberration aussi bien aux yeux de la morale que de la justice : tout être humain a droit au respect et à un traitement équitable quoi qu’il ait fait. Mais comment expliquer que rares sont ceux parmi nos contemporains à considérer qu’une pute, un travelo, un poseur de bombes, un père incestueux possèdent vraiment une dignité égale à celle de tout autre homme ?
La raison de ce préjugé est que pour beaucoup le semblable est celui qui leur ressemble. Les gens confondent le semblable et l’identique. Mes semblables, ce sont ainsi d’abord mes proches puis mes amis puis les membres de ma classe sociale, enfin ceux qui partagent ma culture, bref ceux dont l’origine, le mode de vie, les mœurs sont comparables aux miens. Mon semblable est celui dans lequel je peux me reconnaître.
Nous savons aujourd’hui qu’il n’existe pas de races mais une seule et unique espèce humaine. La notion de race n’est appropriée que dans le domaine de la botanique et de l’élevage (on parle ainsi d’une race de vache laitière ou d’une race de chien). Pourtant le racisme, comme en témoigne hélas le film de Spike Lee, ne s’est jamais aussi bien porté. Sans doute les suprémacistes blancs qu’épingle Spike Lee refusent-ils les leçons de la science. Ils sont d’ailleurs décrits comme une bande d’abrutis. Cela n’est cependant pas le cas de ceux qui, chez nous en France, considèrent avec les meilleurs sentiments du monde tout homme comme leur semblable, à condition toutefois qu’il leur ressemble un tant soit peu.
Une femme noire en boubou ou une jeune fille voilée sont rejetées hors de la sphère de nos semblables moins parce qu’elles sont noires ou arabes que parce qu’elles arborent une tenue qui n’est pas conventionnelle chez nous. Une femme blanche européenne qui porte un jean moulant et les cheveux au vent peine à se reconnaître dans celle qui cherche par de nombreux moyens à cacher son corps. Beaucoup de Français accepteraient les noirs et les arabes si seulement ils vivaient, s’habillaient, pensaient comme eux.
Les membres du Ku Klux Klan sont à la fois des suprémacistes, c’est-à-dire des gens qui pensent 1) qu’il existe une race blanche (et protestante), 2) que cette race est supérieure à toutes les autres : elle est la race suprême, et des « identitaires ». Ils ne reconnaissent leur semblable que dans ceux qui leur sont en tout identiques. Pensée évidemment absurde puisqu’il n’existe pas deux individus identiques. Pensée cependant instructive en ce qu’elle met à jour le principe de toute forme de discrimination, qu’elle soit raciale, sociale ou sexuelle : je ne respecte l’autre qu’à la condition qu’il vive et pense comme moi. Clément Rosset considérait à juste titre cette pensée comme « éminemment terroriste » (La force majeure) puisqu’elle a pour effet principal la négation de l’autre qui peut aller jusqu’au désir violent de l’éliminer :
« Rien de plus fâcheux en effet, ni de plus dangereux d’ailleurs pour ceux qui en sont les apparents bénéficiaires, que cet aveu de similitude et de fraternité universelles : car, de ce que cet homme doit être tenu pour mon semblable, il s’ensuit nécessairement qu’il doit penser ce que je pense, estimer bon ce que j’estime être bon ; et s’il se rebiffe, on le lui fera savoir de force. »
Dans BlaKkKlansman, le policier noir a comme acolyte un policier blanc et juif. Celui-ci ne s’était pourtant, jusqu’à ce qu’il enquête sur le Klan, jamais vraiment considéré comme juif. Mais lorsqu’un suprémaciste blanc lui fait l’éloge de la solution finale, il découvre sa judaïté dans un mouvement que Sartre a bien décrit dans ses Réflexions sur la question juive : c’est dans le regard de l’antisémite que le Juif se découvre comme tel. C’est donc la revendication, ici haineuse, d’une identité qui contraint l’autre à se définir lui-même à partir d’une identité, réelle ou imaginaire. Mais l’identité peut-elle être autre chose qu’un fantasme ?
Voir en l’autre son semblable est chose beaucoup moins aisée et beaucoup moins courante qu’on ne le pense. Il faut pour cela accepter la différence constitutive de l’autre, accepter en somme que les êtres humains ne sont réductibles à aucune forme d’identité, qu’ils sont tous dissemblables, pour le meilleur comme pour le pire, qu’il n’existe aucun monstre, sauf à considérer que nous le sommes tous, monstrueux.
Gilles Pétel
La branloire pérenne
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