Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais…
Avec l’été est venu le temps des grandes vacances que les gens attendent souvent depuis l’hiver. Mais est-il raisonnable d’attendre si longtemps ? Qu’attendons-nous au juste ? Le savons-nous seulement ?
Le verbe attendre vient du latin attendere : tendre à, porter attention (Le Robert : dictionnaire historique de la langue française). Du XIIIe au XVe siècle, le sens qui prévalait était celui de l’application. S’attendre à quelque chose signifiait s’appliquer à quelque chose. On retrouve cette signification dans le mot attentif qui possède la même étymologie. Mais ce sens s’est ensuite perdu. Aujourd’hui l’attente désigne le plus souvent un temps vide ou inoccupé pris entre deux moments dont l’un est passé et connu, l’autre à venir et souvent indéterminé. Ce qu’on attend alors est à la fois vague et impératif comme le montre cet échange entre Vladimir et Estragon dans En attendant Godot :
Estragon.– Endroit délicieux. […] Aspects riants. […] Allons-nous-en.
Vladimir.– On ne peut pas.
Estragon.– Pourquoi ?
Vladimir.– On attend Godot.
Estragon.– C’est vrai. […] Tu es sûr que c’est ici ?
Vladimir.– Quoi ?
Estragon.– Qu’il faut attendre.
Si ces deux personnages ne savent pas vraiment qui ils attendent (le dénommé Godot restant indéfini), ils sont certains en revanche de devoir attendre : ils ne peuvent positivement rien faire d’autre. C’est d’ailleurs la première réplique de la pièce : « Rien à faire » déclare Estragon sur un ton péremptoire. Bien sûr Godot ne viendra pas : Didi et Gogo continueront cependant d’attendre, car que faire d’autre quand il n’y a précisément plus rien à faire ?
Mais peut-on dire de ces deux clochards célestes qu’ils patientent ? La patience est un mot très ambigu. Il semble avoir une signification proche de l’attente comme dans l’expression « patienter une heure » ou encore « prendre son mal en patience ». Ce sont alors les idées de passivité et de résignation qui prédominent : je patiente car je ne peux rien faire d’autre. À cela s’ajoute l’idée de souffrance présente dans l’étymologie du mot qui vient du latin patientia, de pati : souffrir. La patience possède cependant également une autre signification qui me paraît l’exact opposé de la première. La patience est aussi la « qualité qui fait qu’on persévère dans une activité sans se décourager » (Le Robert). On retrouve ce sens dans les vers célèbres de La Fontaine :
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage
Malgré leur apparente similitude, patience et attente possèdent donc des sens très différents. L’attente ne possède souvent aucun objet précis : les gens attendent des lendemains qui chantent, sans être capables de jamais préciser en quoi pourraient bien consister ces fameux lendemains. L’attente est proche ici de l’espoir. Comme celui-ci, elle vise un idéal, situé dans un avenir incertain. L’attente semble ainsi devoir être nécessairement déçue. Godot ne viendra pas, les lendemains ne chantent pas davantage qu’aujourd’hui. Après-demain peut-être ? L’attente apparaît enfin être une forme de passivité. Curieusement, l’attente est alors proche du désir ou du moins d’une certaine conception du désir qui voit en lui une forme de rêve ou d’espoir : les gens désirent souvent l’impossible. Autant dire qu’ils ne savent pas ce qu’ils désirent. L’objet du désir est bien ici un objet radicalement manquant. Et le désir, comme l’attente, ne peut que rester insatisfait. De nombreux philosophes, dont Kant par exemple, ont d’ailleurs associé le désir à la passivité. Ainsi défini, le désir suscite l’impatience de celui qui l’éprouve et voudrait « tout tout de suite » mais qui bien sûr n’obtient jamais rien ni ici ni là-bas, ni maintenant ni demain. Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? chantait Charles Trenet. De fait l’attente comme le désir ont pour objet le bonheur. Mais ce bonheur n’est ici qu’un « idéal de l’imagination » (Kant).
Les vacances tant attendues sont souvent décevantes : l’avion est surbooké, le pays que je me promettais de visiter vient d’entrer en guerre, mon couple se déchire. En bref les choses se passent rarement comme je l’espérais pour la simple raison que l’idéal et le rêve n’ont jamais fait bon ménage avec la réalité.
La patience, dans son second sens tout au moins, montre une autre disposition d’esprit. Elle est en effet associée, note Le Robert, à la constance, au courage et à la persévérance. Ces qualités psychologiques proviennent de l’objet visé par la patience qui loin d’être vague et indéterminé est au contraire précis et bien réel. C’est un objet qui appartient au monde. Je patiente car le monde est là, devant moi, ici et maintenant, sans pour autant être immédiatement disponible. Il suffit en quelque sorte de tendre la main, encore faut-il faire l’effort de lever le bras. La patience recouvre en somme le temps que je mets pour parcourir la distance qui me sépare des choses. Ce temps est à la fois celui de l’action, du désir et de la souffrance. Contrairement à ce que croient certains, le désir n’est pas une forme de passivité mais la source de toute action. Spinoza remarque ainsi que « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (L’Éthique, livre III, proposition VI). Cet effort définit l’essence de chaque chose qui n’est autre que son désir. Il est cependant remarquable que Spinoza définisse le désir par l’effort là où tant d’autres n’y voit qu’une forme d’abandon, voire de soumission. La raison en est que le désir, compris comme mouvement vers le monde, ne peut être satisfait immédiatement. En tant qu’acte, le désir rencontre nécessairement des résistances, comme peuvent l’être par exemple les désirs des autres qui quelquefois s’opposent aux miens. Pour vaincre ces résistances, il faut donc quelques efforts : il faut se montrer patient. Mais cette patience, ces efforts, occasionnent immanquablement de la souffrance.
Le problème avec les vacances, c’est qu’on en attend un peu trop pour ne pas dire tout. Les gens attendent avec impatience ce moment où ils pourront enfin relâcher leurs efforts. Sans doute est-il inévitable qu’après s’être usé à la tâche durant une longue année, les hommes aspirent à un repos complet. Mais ce repos pour être utile, voire nécessaire, ne constitue pas le bonheur. Il ressemble un peu trop à une sorte de petite mort. Allongé des heures durant sur sa serviette de plage, on ne fait rien, on s’ensable, on ne pense pas, on grille, on souffre douillettement, bien au chaud sous le soleil, on entre lentement, sans même s’en rendre compte, sans vraiment le désirer, dans le premier cercle de l’enfer.
Gilles Pétel
La branloire pérenne
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