La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 21 Mai 2019

Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais

Il existe une conception populaire du langage selon laquelle les mots seraient la traduction de nos pensées et de nos sentiments. Appelons-la conception instrumentaliste du langage. Celui-ci ne ferait ainsi que traduire, avec plus ou moins de bonheur, ce qui se passe « à l’intérieur » de notre être. Cette conception vaut aussi pour la réalité externe. Les mots ne feraient que traduire en éléments sonores ce que nous percevons de la réalité matérielle. Dans les deux cas, la réalité, interne ou externe, préexisterait au langage, de la même manière qu’un texte d’abord écrit en anglais précède la traduction qui en sera donné en français.

Cette conception naïve et toujours vivace a pourtant été critiquée par la plupart des philosophes et linguistes du XXe siècle. Comme le montre l’expérience mentale, nous ne parvenons pas à saisir une pensée tant que nous n’avons pas « attrapé » le mot qui lui est associé. Merleau-Ponty remarque ainsi dans la Phénoménologie de la perception :

Le sujet pensant lui-même est dans une sorte d’ignorance de ses pensées tant qu’il ne les a pas formulées pour soi ou même dites et écrites, comme le montre l’exemple de tant d’écrivains qui commencent un livre sans savoir au juste ce qu’ils y mettront.

En ce sens, parler ne consiste pas à traduire une réalité extérieure au langage. Parler, c’est donner forme à ce qui se passe en nous et hors de nous. Comme nos pensées, « l’objet le plus familier nous paraît indéterminé tant que nous n’en avons pas retrouvé le nom » (Merleau-Ponty). Dans une même perspective, Durkheim remarque dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse :

Le langage n’est pas seulement le revêtement extérieur de nos pensées ; c’en est l’armature interne. Il ne se borne pas à la traduire au-dehors une fois qu’elle est formée ; il sert à la faire.

Comme l’écrit Samuel Beckett, il faut admettre que « ce qui se passe, ce sont des mots ». Shakespeare pensait que nous étions faits de« l’étoffe des songes », mais nos rêves sont eux-mêmes tissés dans la trame du langage. Nous ne pouvons nous rappeler nos songes qu’en les exprimant. Rien de ce qui existe ou plus exactement rien de ce que nous percevons de façon consciente n’échappe à la langue.

Mais, justement, n’existe-t-il pas une réalité extérieure au langage, un quelque chose, interne ou externe, qui ne serait pas verbal ? Qu’y a-t-il avant les mots ?

Il serait tentant de répondre, à la façon de Beckett, que tout se passe dans les mots. Mais ce serait alors dissoudre le réel dans le symbolique, la chose dans le mot. C’est parfois le sentiment désagréable que nous éprouvons lorsque nous cherchons à mettre au clair une idée, voire un sentiment : nous sommes débordés par la langue qui nous impose alors sa logique propre et nous conduit dans un sentier que nous n’avions pas l’intention d’emprunter. C’est parce que la langue possède ses propres règles, ses propres contraintes. Elle nous impose un ordre qui n’est pas nécessairement le nôtre.

C’est à ce paradoxe que se trouve confronté le narrateur de L’Innommable :

J’ai l’air de parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de moi.

Ce roman proprement extraordinaire de Beckett met en scène un personnage sans identité qui ne se trouve nulle part, ni en un moment déterminé, et qui bien sûr ne saurait agir en aucune manière, un personnage en somme qui serait menacé de disparaître s’il n’avait à sa disposition les milliers de mots que lui offre la langue et grâce auxquels il va tenter d’exister, d’être quelqu’un, ici et maintenant. Mais la tâche s’avère rapidement impossible parce que la langue, au moment même où elle semble donner une consistance au narrateur (j’ai l’air de parler de moi), se retourne contre lui : ce n’est pas moi qui vous parle, ce n’est pas de moi que je vous parle. Mais qui parle alors ? Rien d’autre que la langue. Mais de quoi parle-t-il ? De rien d’autre que du langage. Si ce roman, baptisé L’Illisible par ses détracteurs au moment de sa parution, est extraordinaire, c’est parce qu’il a pour unique objet la langue ou plus précisément le rapport de l’homme au langage qui tout à la fois l’anime et l’habite.

L’individu, et de façon générale tout ce qui existe, c’est-à-dire tout ce qui est singulier, se trouve en effet à la fois hanté, porté et malmené par la langue. Hanté, parce que les mots, à la façon d’un fantôme, sont invisibles et pourtant bien présents : nous avons besoin de les coucher par écrit pour les voir apparaître. Mais ils n’ont alors qu’un être de papier. Porté, parce que nous ne pouvons penser, ressentir, désigner quoique ce soit, à commencer par nous-mêmes, que par l’action du langage. Sans les mots, nous sommes démunis, perdus dans une sorte de no man’s land où nous n’y voyons goutte : un brouillard épais entoure la réalité quand elle n’est pas dite. Malmené, enfin, parce que les mots sont ceux de « la tribu » comme l’écrit Beckett après Bergson et Durkheim : la langue est d’abord une réalité sociale. Les mots que nous employons ne sont jamais les nôtres mais ceux de tout le monde. C’est en ce sens qu’ils nous malmènent : ils nous dépossèdent de notre individualité. Quoi de plus banal, de plus commun que le mot amour ? Et pourtant quoi de plus personnel qu’une déclaration d’amour ?

Mais n’y a-t-il vraiment rien qui déborde la langue ? De quoi parlons-nous lorsque nous parlons ?

Si nous ne voulons pas dissoudre l’individu dans le général, si nous ne voulons pas être réduits à de simples ectoplasmes, il faut admettre qu’il existe un antérieur à son énonciation, une réalité non linguistique qui peut-être aussi bien matérielle, spirituelle que toute autre chose, une réalité précisément innommable à laquelle pourrait faire écho le titre de la très belle nouvelle de Conrad : Heart of Darkness, une sorte de sauvagerie en somme antérieure à la mise en forme du réel par les mots. Mais cet X demeure à jamais et nécessairement caché. Cependant, puisque nous avons commencé à parler, nous ne pouvons plus éviter de chercher à exprimer cet X dans l’espoir impossible de trouver un jour le mot juste. Comme le constate le narrateur de L’Innommable :

Cependant je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais. Jamais.

Ainsi nous pouvons bien traduire une langue dans une autre, même si la traduction trahit nécessairement la lettre, mais ce qui existe demeure intraduisible. Et c’est sans doute un des buts de la littérature que de tenter l’impossible.

Gilles Pétel
La branloire pérenne

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