La galerie Karsten Greve, à Paris, présente pour la première fois en France une exposition personnelle de l’artiste brésilienne Lucia Laguna. L’occasion de se plonger dans l’œuvre foisonnante d’une peintre qui bouscule les repères de la perception. De grandes toiles où, par endroits, on ne distingue qu’un amoncellement de formes, d’objets plus ou moins reconnaissables, de structures géométriques, d’architectures, de silhouettes, le tout dans une profusion de couleurs qui happe littéralement le regard. Des formats plus petits, qui pour certains paraissent davantage centrés sur un motif. Et une série de collages déployant des bandes colorées qui semblent animées d’une joie brouillonne. On est captivé par la richesse de cet univers visuel qui conjugue le désordre, l’entremêlement, la fusion et la structure, le cadre, les lignes.
Ce qui frappe d’emblée dans cette peinture, c’est son caractère de rébus. Pour une part, elle se déchiffre. Elle invite à un travail d’élucidation, de reconnaissance, d’identification. De compréhension. Mais ce travail pourrait être le prélude à une approche plus complexe, forçant le regard à cesser de vouloir savoir. Rien de vraiment concluant ne se livre dans cet effort pour connaître. Ou si, peut-être des fragments d’anecdotes : un intérieur de maison, une silhouette humaine, un oiseau exotique, une estampe japonaise qui vient dire l’art… Mais il y a plus : ces grands à-plats colorés qui forment comme un mur ; ces espaces parfois délimités par des lignes qui ouvrent sur des profondeurs indéfinissables, où les textures varient et prennent parfois l’allure de transparences ou d’opacités organiques. Ce qu’il peut y avoir derrière demeure insaisissable. L’essentiel se joue dans cette matière qui creuse chez le spectateur un espace troublant où il est comme renvoyé à une intimité à la fois physiologique et psychique. D’autant plus troublant que ces fenêtres sur une réalité peut-être indicible s’inscrivent assez clairement dans une réalité sociale. Elles ne sont pas déconnectées de ce que nous vivons au quotidien.
On sent du reste chez Lucia Laguna une capacité de prendre à bras-le-corps le matériau pictural qui ne se borne pas à la réalisation du tableau. Un certain nombre de photos du catalogue qui accompagne l’exposition montrent son atelier, son jardin et les objets qui s’y trouvent. Il s’en dégage une familiarité avec le monde, un rapport chaleureux de proximité, une faculté d’émerveillement, une appropriation respectueuse. Un vrai rapport terrien et raffiné. L’artiste parle d’un monde qu’elle connaît, dans son intimité, ses fractures sociales, ses solitudes. Son décor. Là aussi, la tension se révèle fructueuse : le décor n’est pas une simple expression de la facticité et de la surface, il est aussi ce qui est, notre monde ambiant. Ce que nous avons créé à notre image. Et de ce point de vue, la peinture de Lucia Laguna opère comme une mise en abyme assez vertigineuse.
Estudio n°52 (2018) et Paisagem n°108 (2018)
Un mot sur le catalogue, réalisé avec un grand soin. Il fait plus qu’informer, (re)donner à voir ce qui est exposé : il ouvre des perspectives nouvelles visuellement parlant, prolonge l’exposition en suggérant d’autres pistes. Que ce soit par les photos de Rio de Janeiro dont les vues entrent en résonance avec les « architectures » de Lucia Laguna ; par le déploiement des toiles sur des doubles pages repliées qui opèrent comme un dévoilement ; ou grâce à ces cadres découpés qui, ici ou là, ouvrent une fenêtre partielle sur le tableau de la page suivante, en un dispositif particulièrement pertinent. S’y ajoutent la richesse et la diversité des langues, présentes sur chaque page grâce au voisinage des textes traduits, portugais, anglais, allemand, français. Là aussi, un aperçu du foisonnement du monde…
Corinna Gepner
Arts plastiques
Lucia Laguna, Galerie Karsten Greve, 5, rue Debelleyme, 75003 Paris,jusqu’au 12 janvier 2019.
Pequenos formatos n°109 et n°111 (2018)
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