Le rideau tiré, je m’tire.
Sur une banquette du métro, épaulé à la vitre, tête renversée, j’ferme les yeux. Je suis pas là. Dans la voiture bondée, y’a personne à l’heure de pointe. Un corps peut-être, ou du moins l’apparence d’un corps au milieu des autres, chahutés par les secousses du train. Enveloppe vide, car l’esprit flotte, ne connaît pas les limites de la matière. État de conscience modifié : j’erre entre veille et sommeil. La fatigue bien sûr mais surtout : l’ennui.
À Maraîchers je m’fais la belle en songe. J’décampe à la campagne. Et c’est l’printemps sous mes paupières. Je marche entre les arbres d’un verger. Le bout de mes doigts frôle la fraîcheur un peu rêche des fétuques. Ça sent la chlorophylle, le parfum épais de la sève qui monte. Les bourgeons gonflés éclatent en fleurs humides, charnues, rosées au bord. Une brise agite les branches des pommiers, détache des pétales tombant en pluie sur l’herbe grasse. J’inspire l’air parfumé, écoute le chant de l’alouette, le bourdonnement léger des abeilles. Derrière une haie d’aubépines, des vaches immaculées regardent sans cesser de mâcher leur pâture. Le soleil bas allonge les ombres.
Soudain, une femme est là, sous les arbres. Je la discerne à peine : silhouette diaphane mais brune. Fine, comme cette fille que j’ai croisée sur le quai, solitaire parmi la foule, écouteurs dans les oreilles, emportée par la musique. La femme du verger se tient droite et ferme aussi les yeux. C’est bien la fille du quai aux cheveux noirs, vêtue d’une longue robe claire. Elle s’arrête dans une flaque de soleil, chevelure illuminée sous les néons du train. Sur l’épaule, un papillon palpite. Mais un corbeau est là, et l’observe entre les feuilles. Elle incline légèrement la tête au rythme lent d’une chanson. Le contre-jour du rêve dévoile des jambes délicates. Sous l’étoffe légère de la robe, je devine le galbe des seins. Immobile, la femme n’entend pas les craillements, ne voit pas le corvidé, agrippé derrière, qui l’appelle. Elle sourit, éperdue dans le refrain de la chanson, chantée pour elle seulement. Ce corbeau, bec aiguisé comme une lame, j’voudrais lui faire peur. D’un mouvement, éloigner l’oiseau. Mais j’bouge pas, affalé sur la banquette. Capable d’aucun geste, et puis tout ces corps, ces regards agglutinés m’empêchent. Le corbeau rapproche ses cras cras menaçants. Elle ne le voit pas, elle ne l’entend pas ce type. Moi, j’peux rien faire. Les yeux clos et sans un cri dans la gorge. Mes pieds, ma langue sont de pierre. Le métro tangue, elle lève la main vers la pomme rouge, sucrée, que lui tend l’arbre où l’oiseau la guette. Eh mademoiselle !
Une ombre obscurcit le ciel quand l’homme frappe. L’œil agrandi de terreur, la femme se couvre le visage de son bras replié. Bruissements d’ailes, long cri d’effroi. J’entends à peine ce hurlement de femme se mêlant aux bavardages énervés d’une fin d’après-midi. J’suis loin, si loin d’tout ça. Elle s’effondre à Charonne. Le métro stoppe. J’ouvre les yeux. Piétinements des voyageurs se jetant dehors. Vomi de corps où disparaît l’homme au couteau.
Et moi, juste le temps de sauter sur l’quai. Ça sonne. Les portes claquent et le métro glisse. J’me tire. Sous le voile de mes paupières, rien n’a eu lieu. Non, j’ai rien remarqué. Ou si, peut-être : l’envol d’un papillon.
Juliette Keating
Histoires
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Photos © Gilles Walusinski
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