La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

À l’occasion de la Nuit de la traduction organisée par la Maison Antoine Vitez – Centre international de la traduction théâtrale le 24 mai 2019 aux Plateaux Sauvages, à Paris, délibéré publie des extraits des pièces lues ce soir-là.

 

Belial

 

de Yànnis Mavritsàkis
Traduit du grec 
par Michel Volkovitch
 

 

Devant sa maison, une femme cueille des herbes. Surgit un inconnu, qui commence à la questionner. La fille de cette femme tarde à rentrer, l’homme commence à se faire inquiétant, l’angoisse monte peu à peu. 
Belial a d’abord été pensée comme une pièce courte pour répondre à une commande d’écriture de la metteuse en scène Véronique Bellegarde. Depuis, ce texte constitue la première scène d’une autre pièce, L’Invocation de l’enchantement.
Yannis Mavritsàkis est l’un des auteurs de théâtre les plus marquants, les plus passionnants et provocants de sa génération. Ce bref morceau, très simple en apparence, est très subtil en fait, tout en allusions voilées, en non-dits, avec des dialogues écrits au rasoir et un sens du rythme, du poids des mots. En arrière-plan de Belial se trouve une réflexion sur l’intoxication sécuritaire et ses mensonges.

 

Personnages

PASSANT
FEMME QUI CUEILLE DES HERBES

 

Aux abords de la ville. La femme tient un couteau et un sac en plastique.

PASSANT.– Tu n’as pas peur ici toute seule ?

FEMME.– Non, pourquoi j’aurais peur ?

PASSANT.– C’est le désert ici.

FEMME.– Non, j’ai pas peur. Mon mari reste à la fenêtre et me regarde.

Silence.

PASSANT.– Tu cueilles de l’herbe ?

FEMME.– Oui, des herbes sauvages.

PASSANT.– Des herbes sauvages ici ?

FEMME.– Il y en a. Il faut connaître.

Silence.

PASSANT.– Tu ne te souviens pas de moi ?

FEMME.– D’où je me souviendrais ?

PASSANT.– Je suis passé par ici plusieurs fois. Sans te parler.

FEMME.– Non, je me souviens pas.

PASSANT.– Tu devais être occupée par tes herbes. D’habitude on te voit penchée en train de les cueillir. La dernière fois tu avais de la boue partout.

FEMME.– Il avait plu sans doute.

PASSANT.– Non, il n’avait pas plu, mais tu avais de la boue partout. Elles ont un nom, les herbes que tu cueilles ?

FEMME.– Un nom ?

PASSANT.– Comment on les appelle ?

FEMME.– Des herbes sauvages. C’est ça leur nom.

Silence.

PASSANT.– Je suis venu en bus.

FEMME.– Ici ?

PASSANT.– Oui. J’ai pris le bus pour venir. Sympa, le trajet.

FEMME.– Qu’est-ce qu’il a de sympa ?

Silence.

PASSANT.– Il appartient à qui, ce terrain, tu le sais ?

FEMME.– Non, je ne sais pas.

PASSANT.– Si ça se trouve, à personne. Si c’était une propriété, normalement il y aurait une clôture. Il y avait une clôture avant ?

FEMME.– Une clôture, non, je me souviens pas.

PASSANT.– Même pas un simple barbelé ?

FEMME.– Non, même pas.

PASSANT.– Alors il n’appartient sans doute à personne. Il est à tout le monde.

Silence.

Ce qui est sympa, c’est que tu passes par un tas de lieux différents. Il y a toujours quelque chose qui change. Avant de quitter le centre c’est un peu monotone, mais quand on en sort il y a toujours des choses à voir. Des usines, des ponts, des inscriptions, des machines, des rivières, des terrains vagues. Il n’y a pas beaucoup de maisons dans votre coin. C’est mieux. Moi ça me fatigue, les zones très peuplées. J’aimerais bien avoir une maison par ici. Le bus que j’ai pris était presque vide. À la fin il n’y avait plus qu’une fille et moi. Elle avait sa sacoche pendue à son épaule. Elle était debout, immobile, au milieu du bus, et se tenait à une poignée.

Moi en tous cas, à ta place j’aurais peur.

FEMME.– De quoi ?

PASSANT.– Que quelqu’un passe.

FEMME.– Quelqu’un ?

PASSANT.– Quelqu’un de dangereux.

FEMME.– C’est un quartier calme.

PASSANT.– C’est pour ça que je le dis, parce que c’est calme.

FEMME.– Non, j’ai pas peur. Mon mari est à la fenêtre et me regarde.

PASSANT.– À la fenêtre ? Je ne vois personne.

FEMME.– Il est à la fenêtre. Caché par les rideaux.

PASSANT.– S’il était derrière les rideaux on verrait son ombre.

FEMME.– C’est des rideaux épais.

Silence.

PASSANT.– Je me suis demandé ce qu’elle trimbalait. Dans la sacoche pendue à son épaule. Ça paraissait très lourd, ses épaules étaient tirées en arrière par le poids. On est descendus ensemble au terminus. Sa mère l’attendait. Pareilles toutes les deux. La copie fidèle l’une de l’autre.

Il est très malade ?

FEMME.– Qui ça ?

PASSANT.– Ton mari. Je vous ai vus ensemble une fois à la pharmacie. Vous achetiez des médicaments. Il était pâle. Tout blanc. Il essayait de le cacher mais ça ne se cache pas, ces choses-là.

FEMME.– Ce n’est rien de grave.

PASSANT.– Il dort, là ?

FEMME.– Non, il ne dort pas. Il m’attend.

PASSANT.– Il s’est peut-être endormi en attendant. Tous ces médicaments, ça vous épuise. Il m’a souri cette fois-là, chez le pharmacien. On ne se connaît pas, bien sûr, mais il m’a souri.

FEMME.– Pourquoi ?

PASSANT.– Je ne sais pas, peut-être par politesse, parce qu’on achetait dans la même pharmacie. Toi, tu étais occupée à la caisse, tu ne m’as pas remarqué. Tu te plaignais de la baisse des remboursements. Ton visage était rouge. Ton mari attendait patiemment.

Tu creusais ?

FEMME.– Quand ?

PASSANT.– La fois où je t’ai vue dans la boue. Il m’a semblé que tu creusais avec un outil, tu portais des bottes.

FEMME.– Je n’ai pas de bottes.

PASSANT.– Alors je me trompe, il m’a semblé que tu portais des bottes. En tous cas tu creusais.

FEMME.– J’enterrais mon chien.

PASSANT.– C’est triste. Il était vieux ?

FEMME.– Non, il n’est pas mort de vieillesse.

Silence.

PASSAΝΤ

Ton couteau, il est spécial pour les herbes ?

FEMME.– Non, c’est un couteau normal.

PASSANT.– Un couteau de cuisine.

FEMME.– Oui, un couteau de cuisine.

Silence

PASSANT.– Tu n’as rien ramassé aujourd’hui.

FEMME.– Pas eu le temps.

PASSANT.– C’est moi qui t’ai retardée.

FEMME.– Je viendrai cueillir demain.

PASSANT.– Tu ferais mieux d’être prudente ces jours-ci.

FEMME.– Pourquoi ?

PASSANT.– J’ai appris qu’on recherchait un type.

FEMME.– Quel type ?

PASSANT.– Un type qui rôde par là, dans votre quartier. Sois prudente.

FEMME.– C’est qui ? Pourquoi on le recherche ?

PASSANT.– Je ne sais pas exactement.

FEMME.– Qu’est-ce qu’il vient faire dans notre quartier ?

PASSANT.– Il se cache peut-être.

FEMME.– Comment il est ? À quoi il ressemble ?

PASSANT.– On ne sait pas. Les informations sont confuses. Certains disent qu’il est jeune, grand et costaud, mais d’autres le décrivent d’âge mûr, maigre et de taille moyenne. Certains disent que son visage est couvert d’une barbe épaisse, d’autres qu’il a une cicatrice repoussante, une marque de brûlure. Certains l’ont vu porter des lunettes, pas pour le soleil, des lunettes normales, pour la vue. À monture noire carrée.

FEMME.– C’est sûr qu’il fréquente notre quartier ? 

PASSANT.– Sûr, non, mais il y a de forts indices. Vous avez des enfants chez vous ?

FEMME.– Oui. Nous avons notre fille.

PASSANT.– Elle est petite ? Elle est grande ?

FEMME.– Treize ans.

PASSANT.– À cet âge-là les enfants acceptent mal les interdits, mais on doit au moins les prévenir. Sans les terroriser par des détails repoussants, bien sûr, mais il faut qu’ils sachent de quoi ils doivent se méfier.

FEMME.– Je le lui dirai. Dès qu’elle rentrera de l’école.

PASSANT.– Encore à l’école ?

FEMME.– Elle est en retard aujourd’hui.

PASSANT.– Elle a dû s’attarder à discuter, elle va rentrer.

FEMME.– Oui, je sais. Ça lui arrive d’être en retard.

PASSANT.– Pour les jeunes le temps n’existe pas, ou plutôt il est infini, et tout entier devant eux. Ce sont les jeunes seulement qui croient que les choses vont durer toujours.

FEMME.– Mais cette fois-ci elle est un peu plus en retard.

PASSANT.– Elle ne va pas tarder.

FEMME.– J’espère qu’on va l’arrêter.

PASSANT.– On va l’arrêter, moi j’en suis sûr. Le calme va revenir dans votre coin.

FEMME.– Comment peux-tu en être tellement sûr ?

PASSANT.– Parce que je crois qu’à la fin le bien l’emporte toujours. Le mal évidemment a mille façons de se cacher, de brouiller les pistes, de s’esquiver. Il te fait croire qu’il est insaisissable, invincible, c’est là sa grande force. J’ai vu tant de fois le mal nous échapper que s’il n’y avait pas l’idée d’une justice universelle pour me donner du courage, moi aussi je risquerais de tomber dans le piège et de perdre confiance. Je serais alors doublement coupable, non seulement d’avoir déserté, mais d’avoir aidé le mal à asseoir sa réputation. C’est ainsi qu’est nourri le monstre. Par des déserteurs terrorisés. 

FEMME.– Mais c’est la première fois qu’elle a autant de retard.

Silence.

PASSANT.– Ça t’ennuierait de me prêter un moment ton couteau ?

 

[…]

 
Le regard du traducteur : 
Une vague banlieue, une femme qui cueille des herbes, un passant inconnu, inquiétant… Belial, première scène de la pièce L’Invocation de l’enchantement, n’est dans doute pas le moment le plus étrange, le plus violent du théâtre de Mavritsàkis, mais il le résume bien, par le malaise qu’il suscite, ses silences et ses flots de paroles, ses envols vers le fantastique et par l’image qu’il donne de l’être humain, fragile, menacé par on ne sait quelles forces inhumaines.
Les personnages de cette pièce, nous dit l’auteur, « cèdent l’un après l’autre à la séduction d’une force polymorphe, issue de nulle part mais qui s’enracine dans leur présent et grandit en absorbant leur précieuse substance humaine, confirmant ainsi la crainte archétypale que l’être humain finalement ne soit pas le sommet de la pyramide alimentaire, mais qu’il existe des chasseurs à un niveau supérieur encore, qui à leur tour viennent ranimer leur vigueur en consommant des formes de vie subalternes. »
Yànnis Mavritsàkis est l’une des voix les plus fortes et les plus dérangeantes du théâtre grec d’aujourd’hui.
Michel Volkovitch

 

Mensonges, mise en scène de Véronique Bellegarde © Philippe DelacroixDans sa traduction française, Belial a fait l’objet d’une lecture publique au festival La Mousson d’été (Pont-à-Mousson) en août 2014. Elle a été mise en scène par Véronique Bellegarde dans le cadre du projet Mensonges, une commande passée à six jeunes auteurs européens sur le thème du mensonge public. 
Nombre de personnages : 2 (un homme, une femme).
Durée approximative : 20 minutes
Belial a été traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale. L’Invocation de l’enchantement, dont Belial constitue désormais la première scène, a été publiée aux éditions L’Espace d’un instant
Yànnis Mavritsàkis, est né en 1964 à Montréal. De retour en Grèce avec ses parents en 1970, il vit depuis à Athènes, où il s’est d’abord formé comme comédien. Il abandonne le jeu d’acteur en 2007 pour se consacrer exclusivement à l’écriture dramatique. Ses pièces – Le Point aveugle, Wolfgang, Vitriol, Décalage vers le rouge, Famina (Boulot de merde), L’Invocation de l’enchantement – ont toutes été traduites en français et jouées plusieurs fois en France. En 2013, le théâtre national d’Athènes invitait Olivier Py à mette en scène Vitriol, spectacle présenté ensuite au Festival d’Avignon en langue originale sur-titrée. Depuis 2018, Yannis Mavritsàkis se consacre à l’écriture de son premier roman.né en 1964, est l’auteur de sept pièces, toutes traduites en français. 
Né en 1947 à Paris, ancien professeur d’anglais, amoureux de la Grèce, Michel Volkovitch a traduit du grec une trentaine de prosateurs, près d’une centaine de poètes, des chansons et environs 25 pièces de théâtre, dont celles de Dimítris Dimitriádis, Loùla Anagnostàki, Xénia Kaloyeropoulo, Yorgos Maniotis et Marìa Laïna. Il a enseigné la traduction à l’Université Paris 7 et au CETL de Bruxelles, a également publié quatre livres chez Maurice Nadeau. Il a reçu les prix de traduction Nelly-Sachs, Laure-Bataillon et Amédée-Pichot. Il a fondé en 2013 Le Miel des anges, pour faire connaître les poètes, les nouvellistes et les dramaturges grecs.

Michel Volkovitch, Yannis Mavritsakis, Jean-Pierre Ryngaert. Entretien à l’occasion du festival La Mousson d’été, Pont-à-Mousson, 2016.

 

La Nuit de la traduction

 

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