“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
Du rien au tout : du zéro à l’infini. Et là on commence vraiment à s’amuser. Nos rapports avec l’infini sont un peu ceux de saint Augustin (1) avec le temps : nous savons ce que c’est jusqu’à ce qu’on nous le demande. Un objet bien étrange et paradoxal – ce qui ne nous empêchera pas de jouer un peu avec.
Et d’abord, infini de quoi ? Une façon d’aborder les choses est de distinguer, comme nos langues le font si bien, ce qui se compte de ce qui se mesure : le très du beaucoup de, le many du much, le maints du moult. Il y a de l’infini pour chaque, mais pas le même.
Pour compter des choses, on peut les prendre l’une après l’autre dans un certain ordre, et leur assigner ainsi à chacune un rang. On utilise un nombre (dit ordinal : le premier juré, le second testament, le troisième homme) pour désigner ce rang, et c’est pourquoi compter s’appelle aussi énumérer, ou dénombrer. On obtient ainsi la taille de l’ensemble d’objets que l’on dénombre ; cette taille est aussi un nombre, appelé cardinal : zéro défaut, quatre saisons, et un raton laveur.
Quelle que soit sa taille et sa nature, un ensemble de “choses que l’on peut compter en les rangeant dans l’ordre” s’appelle un ensemble dénombrable. Cela inclut l’ensemble des paires de chaussettes de mes tiroirs, l’ensemble (vide) des merles blancs, l’ensemble des nombres apparaissant sur une grille de Loto, mais pas (comme nous le verrons) l’ensemble des points sur une droite.
Si on peut compter des nombres en les rangeant dans l’ordre, il est alors naturel de se demander combien il y a de nombres entiers naturels. Mais cette question a-t-elle-même un sens ? Existe-t-il un “nombre des nombres” ? L’ensemble des nombres entiers a-t-il une taille, un cardinal ? Il se trouve que oui, et on le note ℵ0 (“Aleph 0”, de la première lettre de l’alphabet Hébreu), nom attribué par Georg Cantor à la fin du XIXe siècle. L’ensemble des nombres entiers 0, 1, 2 et tous les autres, est un ensemble infini mais dénombrable.
Bienvenue à présent dans l’hôtel Aleph, dirigé de main de maître par l’immense mathématicien David Hilbert, contemporain de Cantor. Cet hôtel luxueux possède ℵ0 chambres, et la qualité du service se traduit par un taux d’occupation record : il est toujours plein. Ce n’est cependant pas un problème car quand un nouveau client arrive, on le place dans la chambre 1, et on déplace tous les autres clients dans la chambre voisine de la leur. Ça râle un peu, mais le standing des chambres augmente avec leur numéro, et avec ℵ0 chasseurs pour transporter les bagages tout se passe vite.
Un hôtel de cette classe se doit de soigner l’esprit de ses hôtes. Hilbert a souscrit un abonnement de groupe à la bibliothèque de Babel, chère à Borges, qui contient tous les livres qu’on puisse jamais concevoir d’écrire dans toute langue existante, passée, future ou imaginable. Coup de chance inouï, on y a trouvé exactement un livre différent pour chaque chambre, mais alors en vidant entièrement le fonds (ce dont la direction de Babel est plutôt contente car la bibliothèque était truffée d’amiante et ils vont enfin pouvoir faire les travaux nécessaires). Une chambre très recherchée contient ainsi le texte original des Eléments d’Euclide, et tous les manuscrits de la bibliothèque d’Alexandrie sont là quelque part – ainsi que les poèmes que Rimbaud aurait écrits s’il était mort dix ans plus tard, et la traduction finnoise du discours de réception du prix Nobel de la paix de 2035.
Un tel succès ne va pas sans quelques soucis. Un groupe de ℵ0 touristes se présenta un beau jour, sans réservation qui pis est. Fort heureusement D. Hilbert n’eût qu’à demander à chaque client de se déplacer vers la chambre au numéro double de la sienne : l’occupant du numéro 2 bougea vers la chambre 4, dont l’hôte se déplaça vers le 8, cependant que le client de la chambre 3 occupait la 6. Les chambres impaires ainsi libérées ont pu accueillir les nouveaux clients.
Il y a pourtant des limites à tout, comme nous le verrons. Le Meta Club faillit mettre à mal la réputation de l’hôtel Aleph, mais c’est une autre histoire…
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
(1) … et non pas saint Thomas d’Aquin ! Merci au lecteur lettré qui a relevé cette erreur. [Mise à jour de l’article le 08/02/2016]
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