Chanson de gestes –oubliés, mis au rebut, injurieux, réprimés, automatiques, de séduction– lexique muet qui dit nos nouvelles manies, nos censures corporelles, nos abandons, nos égarements…
Le geste était en tout point pareil, répétitif, allant de gauche à droite. La main de notre voisine de train, pendant les deux heures que dura le voyage de Paris à Lyon, s’accrochait au marqueur. Elle soulignait comme elle effaçait. Les pages les unes après les autres devenaient jaune vif. Le noir disparaissait. Aucun mot n’était épargné. Nous avons juste eu le temps de lire : techniques de management d’une petite entreprise. Puis plus rien que du jaune. La main allait, venait, mécanique. Mettre autant d’ardeur à la lecture rayée d’un texte qui pourtant ne semblait pas être celui d’un grand auteur nous laissa pantoise. Nous étions prise en otage par ces gestes incongrus rehaussés par le son désagréable du poignet sur le papier. La dame se branlait ardemment avec la volonté farouche de tout faire disparaître : chaque mot, chaque ponctuation. Quant allait-elle jouir pour mettre fin à notre cauchemar ? Quand allions-nous cesser d’entendre le cliquetis de son bracelet ? Mais rien ne parvenait à mettre un terme à son acharnement : souligner, souligner, rayer, rayer, de gauche à droite.
Nous pensions à notre propre livre de voyage, celui tant aimé de l’écrivain nigérian Amos Tutuola L’Ivrogne dans la brousse traduit en français par Raymond Queneau en 1953. Si l’on prenait un stabilo noir ? Et si, ainsi, on effaçait le texte en pensant le mettre en valeur, il ne resterait que le mot palme, vin ou ivrogne écrit noir sur blanc. Et le geste de branlette de notre voisine de train.
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