Il arrive que l’on aime une photo pour de mauvaises raisons, par exemple parce que l’on y voit des choses qui n’y sont pas. J’ai aimé cette image, en l’apercevant de loin, parce que j’y voyais la mer. Une mer des côtes africaines, un littoral de tiers monde avec au premier plan un cheval qui attendait sans doute les prises pour les emporter jusqu’au village. Une mer ratissée au filet par des pêcheurs qui, bizarrement, semblaient perchés sur des vagues pétrifiés et faisaient presque tous face à l’objectif. La photo était à la fois joyeuse et inquiétante. C’est sans doute cette ambivalence qui m’a plu, et le bruit du ressac.
Puis je me suis approché. Ce n’était pas l’Afrique, et encore moins la mer. C’était l’Afghanistan. L’image fait partie d’une série – intitulée La Vie en temps de guerre – actuellement exposée à Saint-Brieuc (Côtes d’Armor) dans le cadre du festival Photoreporter. Elle a été captée par le photographe iranien Majid Saeedi, qui dit être parti en Afghanistan pour témoigner de “la résilience d’un peuple luttant pour donner du sens à sa vie dans le contexte d’insécurité et de violence qui afflige son pays depuis quarante ans”. Violence et insécurité sont absentes de l’image pour une raison bien simple : Saeedi ne photographie pas la guerre mais la vie en temps de guerre, nuance importante. Il dit : “Je veux saisir ce qu’il faut d’énergie pour vivre et reconstruire leurs vies brisées.”
Bien. Ce n’était donc pas une scène de pêche au Sénégal, mais un temps mort dans un pays aux vies brisées. Peu de traces d’énergie sauf du côté du cheval, vedette du tableau. Certes l’animal est surpris en train de bailler, mais sa robe isabelle joue malicieusement avec le contraste de l’image. L’homme, lui, se fait discret. C’est que les gradins blanchis à la chaux qui occupent le tiers central de l’image rendent tous les visages gris. Revenons donc au cheval : son tapis de selle n’a pas l’air en très bon état mais la selle elle-même est jolie, et même exotique pour l’oeil occidental. Sachant où a été prise la photo, et dans quelles conditions, on est un peu gêné de s’arrêter à ces détails. Mais c’est de ceux-ci que surgit la vie, la vie à la poursuite de laquelle Majid Saeedi s’est lancé là-bas. En fait, c’est le pommeau fort alambiqué de la selle qui finit par concentrer toute l’attention. Sa géométrie n’apparaît pas clairement ; elle donne l’impression qu’un oiseau noir aux ailes déployées vient de se percher sur la selle. Cet oiseau-là est la colombe la plus noire qu’on ait vue, mais une colombe tout de même.
Ce zoom qui part du littoral africain pour finir à des milliers de kilomètres de là dans un harnachement de cheval, c’est toute l’aventure de la photographie. “Art is nothing but a perfect vision” est-il écrit sur la page d’accueil du site de Majid Saeedi. Ses images démontrent l’inverse. Et c’est en cela qu’il est un artiste.
Édouard Launet
Photoreporter, Festival international en Baie de Saint-Brieuc. Jusqu’au 1er novembre. Entrée libre.
0 commentaires