C’était un pauvre hère (on pourrait se contenter de dire un hère, puisque hère, tiré de l’ancien français haire, signifie pauvre, mais puisque hui, tout le monde – ou plus personne d’ailleurs – dit un pauvre hère, faisons comme tout le monde. NDLR)

C’était donc un pauvre hère, tristement assis sur le trottoir de la rue de Charonne. Adossé à un mur lépreux, il semblait heureux, ce jour de septembre, de profiter du soleil de fin d’après midi. Ses lourdes paupières étaient sur le point de tomber et de refermer les valises qu’il avait sous ses yeux chassieux. Un sourire béat parvenait à s’extraire d’une barbe depuis longtemps laissée en friche.

Dans sa main gauche, un gobelet en plastique contenant la récolte du jour, plus abondante qu’à l’ordinaire, se mit à pencher dangereusement au fur et à mesure que le pauvre hère (on ne s’en lasse pas) s’assoupissait.

Et ce qui devait arriver arriva

Le gobelet se retourna et se vida de son précieux contenu.

Chose curieuse, aucune des pièces (une bonne trentaine de 20 cents à 2 euros tout de même) ne tomba à plat. Elles se mirent toutes à rouler sur la tranche en suivant la pente du trottoir. Certaines tout droit – sans se poser de question – d’autres moins assurées en suivant des courbes savantes, mais sans jamais s’éloigner de la direction générale.

On eût dit qu’elles avaient toutes le même but!

L’une après l’autre, finissant leur brève course, elles atteignirent le bord du trottoir et plongèrent avec une précision qui suscite l’admiration entre les barreaux de la grille plate du caniveau qui se trouvait là, comme par hasard.

Plic! Plic! Ploc*!

En quelques secondes, elles avaient toutes disparu.

La scène s’était déroulée trop vite pour que des passants puissent intervenir. L’un d’eux, désolé, eut pitié du pauvre hère et déposa délicatement un billet de 20 euros dans le gobelet, sans réveiller le – à présent profond – dormeur.

Épilogue

Quelques minutes plus tard, un brusque courant d’air remonta la rue de Charonne et emporta le précieux billet qui s’envola en direction du Boulevard Voltaire, vira sur la gauche vers la Cité du Couvent, tourbillonna, prit de la hauteur pour redescendre en planant jusqu’au fond de l’impasse du Bon Secours où il finit sa course.

Les voies du Seigneur sont impénétrables.