La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 12 Nov 2021

Machines à voir : un rendez-vous mensuel où les artistes ont recours à la poétique et aux ressources techniques de l’image au format vidéo, version française des Máquinas de visión de la revue Campo de Relámpagos.

Helen Grace, Romance (2015)

Parlons tout d’abord de la personne qui a réalisé ce film. Helen Grace est artiste, écrivaine, professeure, elle vit et travaille entre l’Australie et Hong Kong. En plus d’une filmographie conséquente que l’on peut consulter sur son site, elle mène une réflexion théorique sur son propre travail artistique.

J’ai rencontré Helen deux fois à Madrid, par l’intermédiaire d’une autre artiste australienne, Narelle Jubelin. La première fois, c’était pour une petite expo collective au sein de ABM Creaciones de Vallecas, où elle présentait une série de photographies sur le travail ouvrier. La deuxième fois, à Madrid également, elle présentait une vidéo réalisée conjointement avec Jubelin sous le titre The Housing Question. Pour cette occasion, le travail des deux artistes tournait autour des questions et des contradictions qui surgissent quand on « habite » politiquement, esthétiquement et éthiquement l’utopie de l’architecture moderne.

L’histoire de cette œuvre et de sa « construction » s’avère fascinante en raison de la quantité de réflexions, de relations, de coïncidences et de secrets qui se trouvent en arrière-plan. Sans vouloir tout dévoiler, contentons-nous de fournir quelques pistes.

Ainsi que le spectateur peut le voir dans la vidéo, la caméra, placée en position zénithale, capte l’activité domestique et quotidienne d’une femme en train de repasser une chemise d’homme*. L’une des questions que Helen Grace a le plus travaillée durant son long parcours est celle du montage, mais ici elle s’en libère et décide de travailler le rythme en supprimant des « photogrammes » ou plus exactement des « cadres », mais aussi en laissant ouvert l’obturateur. La séquence des images acquiert ainsi des qualités plastiques et rythmiques en accord avec la mélodie.

Le repassage s’effectue au rythme d’un mouvement célèbre de Chostakovitch : Romance. C’est la musique qui marque la durée et le rythme de la vidéo et c’est aussi elle qui lui donne son titre. « Il m’a semblé que la musique fonctionnait par rapport à la durée de ce qui avait été filmé et qu’elle avait suffisamment de dissonance et suffisamment de synchronie », expliquait Helen Grace.

Chostakovitch a composé la musique pour un film tourné en 1955 par Aleksandr Faintsimmer d’après un roman de la fin du XIXe siècle : The Gadfly (Le Taon), de Ethel Lillian Voynich, fille du mathématicien George Boole et de la philosophe Mary Everest. Ce roman d’une écrivaine britannique, mettant en scène des révolutionnaires italiens entre 1830 et 1848, a connu un énorme succès, surtout en Russie, aussi bien avant la révolution que durant la période soviétique, brandi comme modèle de roman révolutionnaire.

Le repassage est un type d’activité banale et quotidienne que l’on retrouve dans de nombreux romans réalistes du XIXe siècle. Les hommes sont aujourd’hui capables de repasser leurs propres chemises. Mais ce que nous voyons là est la chemise d’un homme à l’agonie, qu’une de ses filles repasse soigneusement pour lui. Ce pourrait bien être la dernière, celle qu’il portera pour son enterrement.

Je pense à la pandémie, aux pères qui furent enterrés sans une chemise amoureusement repassée par une fille ou un fils. Je pense aux relations avec les parents, dans de nombreux pays du monde. Le poème de Nellie Wong, Ironing and Ironing, que nous pouvons lire à la fin du film, traite d’une conversation entre un père et sa fille.

Un petit geste domestique ne peut-il contenir – selon la façon dont il est présenté – toute l’épique du roman ? Voilà qui résonne, d’une façon ou d’une autre, dans l’esprit de la cinéaste, lui permettant de construire une œuvre « simple ». Mais l’on devine, derrière, une grande complexité.

Le spectateur n’y verra peut-être que les mains d’une femme en train de repasser une chemise, mais il n’est pas impossible que quelqu’un – un lecteur attentif – perçoive l’ironie romanesque sous-jacente là où, souligne Helen Grace, le moindre détail est lesté d’innombrables associations visibles, ou inévitablement et nécessairement invisibles.

María Virginia Jaua

* Hasard ou ironie, Romance n’est pas sans rappeler le film de l’artiste cubaine Miñuca Villaverde intitulé Poor Cinderella, still ironing her husband shirt.

Texte traduit de l’espagnol par René Solis. La version originale a été publiée le 23 mai 2020 dans la section Máquinas de visión de la revue en ligne Campo de Relámpagos.

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