Post Facebook, écrit en commentaire d’une photographie de Gilles sur laquelle on voit La Grande, de face et en gros plan, l’œil noir à la Carmen, fixer l’objectif sans sourire. Derrière : les girafes du zoo de Vincennes. Aux oreilles de La Grande, les anneaux dorés immenses que je n’aime pas qu’elle porte parce qu’ils font signe : autant écrire « enfant tsigane » sur son front. De plus, j’ai peur qu’elle les accroche dans ses activités et se déchire le lobe de l’oreille. Gilles répond qu’on a le droit de porter de grandes boucles d’oreilles et d’être un enfant rom. Il a, bien évidemment, raison. Mais voici l’anecdote :
« Deux ou trois heures plus tôt, nous allions à la rôtisserie acheter un poulet. La Grande, sur son vélo, m’attend sur le trottoir à l’entrée. La marchande la remarque et demande aussitôt avec qui est la jeune fille, là. Je réponds qu’elle est avec moi. La Grande descend de vélo et me rejoint dans le magasin. La rôtissière se penche vers elle en me tendant la volaille et lui dit : « tu diras bien merci à la dame hein, parce qu’elle te fait un beau cadeau là ! » Je reste interloquée puis rétorque qu’il n’y a pas de cadeau, que nous allons manger le poulet ensemble, ce qui étonne la bourgeoise. « Pourquoi elle a dit ça ? » m’interroge La Grande en reprenant son vélo. Je hausse les épaules : « gadji dili ». Mais elle a très bien compris, a trouvé le poulet mauvais et n’en a pas avalé une miette. Ce regard est sa réponse. »
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Mediapart diffuse la vidéo d’une interview d’Emmanuelle Pireyre à l’occasion de la parution de Chimère, premier roman de cette autrice que je n’ai pas encore lue. Dans cette histoire intervient le personnage d’une femme rom. Emmanuelle Pireyre explique que les Roms sont exemplaires en ce qu’ils refusent ce qui nous agite, nous les gadjé, les « paysans » : les peuples roms sont sans frontière et, vivant d’un minimum, sont de vrais « décroissants ». Elle aimerait voir les valeurs se retourner comme un gant, faisant, des paria de toujours, les modèles d’une société nouvelle, meilleure.
Les Roms que je connais sont des maîtres pour l’anarchiste que je prétends être, anarchiste d’opérette en vérité qui aime son confort, respecte les lois, paye ses impôts et gagne son salaire à l’Éducation nationale. Autonomes, les Roms pauvres le sont de fait plus que par choix, ne décrochant qu’exceptionnellement un travail légal, un logement dont il faut payer le loyer, soigneusement exclus des aides sociales par une barrière de paperasse ou, pire, par les démarches dématérialisées qu’ils ne sont pas en mesure d’accomplir, niant les contraintes imposées par des lois qu’ils jugent absurdes ou pas faites pour eux. Ils ont le savoir-faire pour la débrouille, qu’il s’agisse de remplir la marmite, d’aménager une camionnette en petite maison, de monter une cabane en une heure, de tirer un fil du réverbère pour installer l’électricité chez soi.
Lui m’explique que s’il avait le permis et une camionnette, ça changerait tout, qu’il pourrait gagner plus de mille euros par mois en récupérant et revendant de la ferraille. Je lui demande comment les autres ferrailleurs font, avec les impôts : « Ah non, nous les Roumains c’est pas comme vous, on n’a pas les impôts et tout ça… » Illégalisme de la démerde : c’est leur manière de répondre à l’exclusion qu’ils subissent, mais aussi d’être sans frontière. Sans frontière mais pas sans pays. Elle et Lui rêvent du jour où ils auront leur maison à eux, là-bas, où ils iront passer leurs vacances en Roumanie. La maison au pays, symbole de réussite, récompense d’un exil douloureux. Rêve que partagent, je crois, tous les immigrés.
Nous projetons sur les Roms les images positives ou négatives qui nous conviennent : libres et frugaux pour certains, voleurs et menteurs pour d’autres. Les Roms invisibles, qui vivent dans la population selon le mode de vie commun, nous n’en parlons pas ; sortis du folklore et de la marginalité, ils ne sont plus intéressants. Nous n’avons aucun intérêt à voir disparaître les campements de Roms, les bidonvilles, tant ce qu’ils représentent est important à nos yeux de gadjé : la boue que l’on réserve aux Roms masque la turpitude de notre tropisme colonialiste. Ils sont l’image inversée de celle que nous nous faisons de nous-même, son indispensable revers.
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J’écris le 10 octobre, après six jours. Lundi, Elle a trouvé un cageot de fruits et légumes de récup sur la grande poubelle rouge. Elle pense que l’oncle l’a rapporté de sa virée en ville où il fait la manche et l’a déposé à son intention. Dépassent plusieurs gros concombres, dont un jauni pas très beau, une salade un peu défraîchie mais d’autant plus mangeable qu’Elle l’utilise cuite pour la soupe, des bananes parfaites et une jolie pastèque bien ronde. Le Petit se réveille, s’approche et découvre la pastèque, fruit qu’il adore. Je dis : « pastèque », Le Petit rétorque : « Non ! Lubinitsa ! » Nous jouons un moment à pastèque-lubinitsa mais quand je lui demande de se préparer pour l’école, il disparaît sous la couverture.
Mardi, Elle m’apprend que sa mère a commencé à travailler à l’usine d’embouteillage des sodas. C’est beaucoup mieux que la récolte des pommes de terre car, d’une part, ça n’est plus la saison des patates, et d’autre part il n’y a pas à se baisser en se cassant le dos pour bêcher et ramasser les tubercules. L’usine n’est pas trop loin de chez elle, elle pourra y travailler l’hiver.
Jeudi, Elle m’explique pourquoi sa mère a arrêté d’aller à l’usine : le chef était sur son dos, il minutait ses pauses toilettes et déjeuner. « Travaille, travaille ! », disait tout le temps le type, m’a dit Elle. Le chef lui a cassé les pieds. Je pense aussitôt au livre de Joseph Ponthus, À la ligne, qui raconte de l’intérieur la vie dure des ouvriers des abattoirs et des usines à poissons. Si le monde n’était habité que par les Roms nous ne serions pas englués dans cette société industrielle qui nous tue. Nous ne connaîtrions pas le mot usine ni son odieuse et imbécile réalité car nul n’aurait accepté la folie d’aliéner sa liberté en se faisant ouvrier sous la domination d’un petit chef.
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Hier après-midi, je rejoins Elle en centre ville. Nous devons faire les photos d’identité réclamées par la CPAM pour fabriquer sa carte vitale (dernière étape d’une démarche entamée il y a 9 mois et bien que j’aie déjà fourni au moins trois fois des photos d’identité). Il y a une machine pour cela, à l’entrée du Carrefour. Ça prend du temps car Elle n’a pas l’habitude et comme elle ne peut pas lire les indications sur l’écran, il faut l’aider alors que La Petite court partout et que La Grande ne veut pas lâcher mon téléphone sur lequel elle regarde un film. Nous avions terminé quand surgit un vigile qui lui demande ce qu’elle fait là. Je réponds que nous faisions des photos d’identité, mais le vigile me coupe la parole : ça n’est pas à moi qu’il s’adresse mais à la dame. Pour cet homme, nous ne pouvions pas être ensemble. Elle comprend la situation et rétorque qu’elle ne fait pas la manche mais des photos. Je m’énerve un peu. Le vigile m’explique qu’il y a des « gens du voyage » qui mendient parfois devant le supermarché, alors quand il voit arriver des « personnes de cette communauté », il intervient. Je m’énerve un peu plus. L’homme tente de renverser la situation comme si c’était moi qui souhaitait faire toute une histoire alors que s’il ne s’était pas pointé, nous serions sorties tranquillement une fois les photos faites. Puis, goguenard il lance derrière Elle : c’est bon Madame, vous pouvez continuer à faire vos démarches avec votre… assistante sociale ? Vous êtes quoi, vous ?
Elle est la seule de mes proches pour laquelle, quand on est ensemble, on me demande régulièrement quels sont nos liens. « Tu travailles depuis longtemps avec les Roms ? », me questionnent encore des copines militantes. Les Roms pauvres n’ont pas d’amies en dehors de leur « communauté ». Ils ont des assistantes sociales ou des bénévoles d’association qui travaillent pour eux. Nul ne me demande jamais qui je suis, ce que je fais là, avec telle ou telle autre personne, sauf quand je suis avec Elle.
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