Matinée scolaire au Théâtre du Gymnase à Marseille dans les années cinquante. On joue Le Cid : « Quel chahut ! Don Diègue, doyen de la troupe, s’avance pour nous supplier de nous taire. Bref silence. Reprise du ronron en vers de douze syllabes. Chimène a le décolleté généreux. Il y a du monde au balcon. Nous, six potaches, surplombons la scène depuis une loge. J’imagine un jeu qui consiste, à l’aide de boulettes de papier mâché, à viser entre les seins de l’héroïne. Beau scandale. Les flics débarquent […] On m’emmène au poste. J’y reste quatre heures. Mon père vient me chercher. Rentré à la maison, je reçois une sacrée rouste avec le ceinturon militaire (mon géniteur avait été chasseur alpin). […] J’aimais déjà faire le malin. Pardon pour la digression. L’anecdote prouve au moins que le respect du théâtre peut passer par la peur des coups. L’autre soir, des adolescents derrière moi s’agitaient salement en lorgnant leur téléphone portable à images. J’allais pour leur clouer le bec mais je me suis tu, en souvenir du morveux turbulent que je fus. Ça fait si longtemps. »
Dans les salles de théâtre le morveux turbulent aura passé plus de cinquante ans. Le temps d’apprendre à se tenir ; et même drôlement bien. Difficile de trouver spectateur plus classe : œil pétillant, moustache d’Errol Flynn, pochette à la veste et chaussures cirées de frais, le sale minot marseillais a tourné dandy, le prolétaire autodidacte est un milord. L’élégance ne s’arrête pas aux apparences. Critique de théâtre à L’Humanité depuis des décennies, Jean-Pierre Léonardini a la plume exigeante : « Je ne cesserai de marteler que la critique procède avant tout d’un genre littéraire. On ne doit la juger qu’à cette aune-là. »
Mine de rien, la barre est haut : « Je n’ai nulle envie d’abaisser mon lecteur. Nietzsche réclamait des philosophes-artistes et moi, toute honte bue, je veux être un critique-artiste ». Ailleurs, il dit aussi : « Au fond, ne s’agit-il pas simplement, au coup par coup, d’essayer d’“organiser la compréhension”, comme le voulait Maïakovski ? Appelons donc les poètes à la rescousse. Baudelaire, pour qui “il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique”. Ah ! l’inverse serait trop beau. »
Dans Qu’ils crèvent les critiques !, le livre qu’il publie chez Les Solitaires intempestifs (un titre clin d’œil au spectacle de Tadeusz Kantor Qu’ils crèvent les artistes !), Léonardini revient sur sa drôle de vie de « spectateur salarié », sous la forme de « mémoires en miettes » : ni une autobiographie, ni un livre de souvenirs, plutôt un inventaire dans le désordre ou un retour d’expérience, une longue conversation où l’on trouve parfois de la nostalgie, rarement de la colère, souvent de l’humour et jamais de l’amertume.
Critique de théâtre et communiste : Léonardini est un double survivant qui ne renie rien, un témoin qui arrive à dire du bien d’à peu près tous les rédacteurs en chef et dirigeants de son parti qu’il a côtoyés, peut-être parce que la fréquentation du théâtre l’a assez tôt vacciné contre l’illusion : Sustine et abstine (Supporte et abstiens-toi), la devise des stoïciens, qu’il cite, illustre bien un rapport à l’engagement où entre aussi une dimension sentimentale, presque une dévotion filiale. Il est, heureusement, moins révérencieux s’agissant du théâtre. Le chorégraphe flamand Jan Fabre faisant office de tête de turc privilégié. Mais, même s’il ne dédaigne pas de-ci de-là quelques coups de griffe, le règlement de comptes n’est pas l’activité préférée de l’auteur. À la ville, Léonardini pratique la boxe française, mais dans ses papiers, son arme est plutôt le fleuret, plus propre à « la mise en œuvre d’analyses brodées sur un éventail de nuances » que le lance-pierre, la savate ou le canon.
Et quel éventail, qui englobe à peu près tous les grands événements théâtraux du dernier demi-siècle, Kantor à Nancy, Chéreau à Bayreuth, Bob Wilson et Klaus Michael Grüber au Festival d’Automne côtoient des centaines d’artistes plus obscurs ou plus oubliés que Léonardini, d’une phrase, ramène à la lumière. Avec, en point d’ancrage, le festival d’Avignon où le critique fêtera cet été cinquante ans de présence ininterrompue. Sans signe de lassitude.
« La critique est un exercice d’insatisfaction permanente. En luttant au jour le jour contre l’oubli, elle paie aussitôt redevance aux fantômes à venir. On voudrait embrasser la totalité de l’acte théâtral jusque dans les recoins, le passer au scanner avec le seul concours des mots tirés du vaste dépôt du vocabulaire et l’on n’aboutit, au mieux, qu’à une radiographie un peu floue. »
Dans le cas de Jean-Pierre Léonardini, il s’agit sans le moindre doute d’un flou artistique.
René Solis
Livres
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