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Illustrer Don Quichotte
| 21 Août 2025

Les éditions Hachette ne publieront qu’en 1909, cinq ans après la mort de Daniel Vierge (en 1904 à l’âge de 53 ans) les quatre volumes de son Don Quichotte et sept ans après l’édition définitive du Pablo de Ségovie – commencée de la main droite et complétée d’une vingtaine de dessins de la main gauche – qu’il aura eu la chance de voir telle qu’il la souhaitait.

Les 260 dessins du Don Quichotte constituent un ensemble extraordinaire et une alternative à la géniale version de Gustave Doré. La confrontation de leurs deux visions est passionnante… pour qui a la chance d’avoir eu dans les mains celle de Vierge. Autant il est facile de visionner sur internet en très haute définition les illustrations de Doré ou d’en trouver de bonnes reproductions, autant on n’en trouve que de médiocres de Vierge sur la toile et rien en librairie. À notre connaissance, aucune réédition n’a été publiée en France depuis 50 ans.

Avec Gustave Doré, on est dans le grand spectacle, plus près d’Hollywood ou de Cinecittà, avec des milliers de comédiens grimés évoluant dans des paysages fantastiques. Avec Daniel Vierge, pas de doute, on est dans la Mancha et l’illustrateur n’utilise comme “acteurs non-professionnels“ que des habitants de Toboso, d’Argamasilla, de Montesinos ou de Villahermosa. Il suffit de regarder le portrait du vicaire ou de Tomé Cécial, le faux écuyer du Chevalier des Miroirs (voir l’image “le long nez expliqué”) pour en juger.

Pour rester dans la métaphore cinématographique, on est plus proche de l’univers des premiers Pasolini ou du Manuscrit trouvé à Saragosse de Wojciech Has que du blockbuster à la Terry Gilliam – celui des Aventures du baron de Münchausen – de son illustre concurrent !

Quant on voit – et admire – la magnifique ébauche à l’encre et à la gouache de l’illustration représentant Don Quichotte jurant de venir en aide à la princesse Micomicona, on aimerait bien savoir où se trouvent tous les dessins préparatoires de Daniel Vierge. Là encore une édition serait la bienvenue!

Ce dessin est très représentatif de la dernière manière de l’illustrateur. Un trait léger d’une grande finesse, des décors qu’on pourrait qualifier de surexposés rendant bien la lumière aveuglante de la Mancha, toujours un ou deux premiers plans – le plus souvent personnages ou animaux – tronqués (on voit avec cet exemple comment Vierge a recadré son dessin.) et comme dans beaucoup d’autres illustrations de Don Quichotte, quelques taches noires à l’encre rehaussées à la gouache. Ici la robe de la princesse et les bas de Don Quichotte, dans d’autres les cheveux noirs, un ciel sombre, un détail du décor.

Un bon exemple de ce procédé est l’illustration de la rencontre avec le Biscaïen. La tête qui apparait en haut à droite et le personnage coupé en bas à gauche:

Ou encore, dans Le dernier retour des voyageurs, la main tenant un couteau et découpant des tranches de melons en bas de l’image:

Un autre détail surprenant est la découpe très géométrique et pas du tout réaliste des ombres que l’on trouve dans de nombreux dessins et qui renforce encore l’impression de lumière éblouissante.

Les illustrations jointes ont été scannées à partir d’une édition originale de 1909 sur papier vélin un peu jauni par le temps. Les autres à partir de la réédition des années 70. Espérons malgré la piètre qualité de certaines qu’elles permettront d’avoir un bon aperçu du dernier grand travail de Daniel Vierge, en espérant la belle réédition qui lui rendrait justice.

Daniel Vierge est mort dans sa maison de Boulogne-sur-Seine le 10 mai 1904 et est enterré au cimetière Montparnasse. Sa femme a fait deux ans plus tard don au musée Carnavalet d’un certain nombre de dessins qui sont consultables sur le site des musées de Paris.

Pour conclure, laissons la parole a José-Maria de Hérédia, qui, dans la préface qu’il a écrite pour l’édition chez Tallandier du Cabaret des trois vertus de Saint-Juirs, racontait sa visite dans le petit atelier de Boulogne:

Daniel Vierge est aujourd’hui dans la pleine vigueur du talent et de l’âge. Il rêve de grandes choses. Il les fera. Il entreprend Gil Blas, il a commencé le Don Quichotte.
Au fond de son atelier de Boulogne, l’autre jour, nous feuilletions de compagnie les carnets et les albums rapportés d’Espagne lors du voyage qu’il fit l’an passé sur la piste du Chevalier de la Triste-Figure. Et tout en voyant défiler, au hasard de la page, fixés en quelques coups de crayon ou par de puissantes touches d’aquarelle, tous les pays que célébra Cervantès, la Manche stérile, le champ de Montiel, San Pedro, Argamasilla de Alba, Cardenas, Alcazar de San Juan et le divin Toboso, et les clochers, les miradors, les fenêtres grillées, les marchés, les hôtelleries et les bêtes et les gens et la Sierra Morena où l’amoureux hidalgo fit tant de chevaleresques culbutes sur la Pena Pobre, avec ses ciels orageux, ses roches aveuglées de soleil, ses terrains ravinés et sanglants et ses horizons d’azur sombre, je regardais le grand et brave artiste qui prenait plaisir à montrer comme il avait bien travaillé. Je regardais sa belle carrure, sa tête solidement construite, aux traits mâles, d’un fier dessin, qu’éclaire un bon sourire et profondément enchâssés sous la haute arcade sourcilière, ses yeux, des yeux d’un bleu splendide et pur qui ont vu, reflété, saisi, pénétré, scruté, retenu et fixé à jamais tant de choses. Et je songeais: ces yeux sont des miroirs magiques.

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