“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
La globalisation du football n’a rien d’un thème nouveau. En France, un joueur sur trois est étranger, pour environ cinquante nationalités représentées. Et pourtant, qui aurait imaginé que la Ligue 1 offrirait une modélisation aussi précise de la situation géopolitique internationale ?
Dimanche soir, se jouait le classico. Bien qu’il soit de bon ton désormais de n’y voir qu’une rivalité artificielle fomentée dans les années quatre-vingt-dix pour des motifs commerciaux, on a dit dans ces chroniques tout ce que ce match met en jeu de dynamiques propres à la France : la résistance au centralisme politique, l’antagonisme culturel nord/sud, les hiérarchies féodales de notre société. La saison passée, le Paris Saint-Germain s’était imposé grâce à deux pénaltys, car force devait rester à la loi. Dimanche soir, on s’est séparé sur un match nul et vierge, au bout de l’ennui. Pourquoi ?
Parce que les dynamiques ont changé. La semaine dernière, l’Olympique de Marseille a été racheté par l’Américain Frank McCourt. Il est évidemment trop tôt pour que le milliardaire ait posé son empreinte sur le club (même si Rudy Garcia a déjà remplacé Franck Passi au poste d’entraîneur) et ses moyens financiers ne sont en rien comparables à ceux du fond d’investissement qatari qui possède le rival parisien, mais c’est au niveau du symbole que quelque chose se joue : à la rivalité nord/sud se substitue désormais une dynamique est/ouest complexe, et lourde de sens à l’heure où certains crient au “choc des civilisations”. Conséquence : les enjeux n’ont plus rien de franco-français. Fini les foires d’empoigne entre méridionaux au sang chaud et parisiens arrogants. Les questions de classe sociale, d’immigration, l’histoire coloniale et la langue d’oc, les nouveaux investisseurs étrangers n’en ont cure. Ce n’est pas leur culture, et c’est en Chine ou au Japon qu’ils espèrent vendre les droits télé de notre championnat, où l’on se fiche comme de l’an quarante des États de Provence.
Est-ce parce que les États-Unis et le Qatar sont officiellement des alliés stratégiques qu’on s’est battu dimanche à fleuret moucheté ? Peut-on parler de la dissolution des identités locales sans passer pour un vieux réac ? Au football, c’est permis…
Allons plus loin. Tous les autres clubs de Ligue 1 appartiennent à des groupes ou hommes d’affaires français, sauf un : l’AS Monaco du Russe Dmitri Rybolovlev. Les États-Unis, le Qatar et la Russie, qui s’affrontent ailleurs sur un terrain d’un autre genre : en Syrie, où le Qatar est soupçonné de financer l’État islamique. Évidemment, pas question de comparer l’horreur syrienne et la bagatelle sportive mais comment ne pas voir dans la composition actuelle de notre championnat une surprenante modélisation des équilibres géostratégiques mondiaux ?
Rien d’étonnant dans le cas du Qatar, qui investit partout l’argent de son pétrole dans le luxe, la mode et le sport pour cacher ses agissements suspects derrière des vitrines clinquantes. Les footballeurs comme ambassadeurs, la victoire sportive comme légitimité politique. Les Américains, naguère spécialistes des batailles de symboles, se seraient-ils soudain rendu compte qu’ils étaient en train de perdre celle du football ? L’industrie cinématographique est en recul, la faute à la télévision, aux séries, à la réalité augmentée. Hollywood perd de son emprise culturelle. La bataille des symboles se livre ailleurs, dans ce sport planétaire, plus que jamais vecteur de valeurs et de modèles de comportement. Et parce qu’ils ne s’y sont jamais intéressés, les Américains partent avec une longueur de retard…
Il y a encore quelques années, la présence des monarchies du Golfe dans le football se résumait à une image, désastreuse : le frère de l’émir du Koweït, le cheik Fahid Al-Ahmad Al-Sabah descendant sur la pelouse de Valladolid pour faire annuler un but d’Alain Giresse à la coupe du Monde 82. Le fait du Prince et une altérité irréconciliable avec la culture occidentale. Désormais, c’est le Manchester City des Émirats Arabes Unis, champion d’Angleterre il y a deux ans et de nouveau premier, avec Pep Guardiola à sa tête ; c’est l’Emirates Stadium d’Arsenal ; c’est Qatar Airways qui remplace l’UNICEF sur le maillot du FC Barcelone…
Ce qu’on appelle une stratégie marketing réussie !
Les Russes étaient déjà entrés dans la bataille, à Chelsea ou Monaco. Voici désormais les Américains. La vieille Europe transformée en terrain de manœuvres symboliques entre les superpuissances économiques mondiales, la Ligue 1 comme enjeu stratégique de communication. Les équipes y perdront-elles en identité ? Le championnat y gagnera-t-il en spectacle ? Quand on sait les conséquences tragiques de ces conflits d’intérêts au Moyen-Orient, tout cela passe finalement au second plan…
Sébastien Rutés
Footbologies
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