« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.
Je retrouvai mes élèves presque deux semaines après le conseil de classe. Le cours précédent avait été supprimé en raison des intempéries qui avaient contraint le recteur de l’académie à ordonner la fermeture des écoles sur tout notre département : la neige rendait les routes impraticables. Nous étions à la veille de Noël. Ce cours était le dernier avant les vacances d’hiver.
Comme souvent en cette période de l’année les élèves étaient particulièrement excités, bavards, instables, la tête déjà sur les pistes de ski pour les plus chanceux, sous le sapin de Noël pour d’autres, tout simplement ailleurs pour beaucoup, et nulle part sans doute pour quelques-uns. Tous en revanche comptaient les jours qui les séparaient de la sortie.
Je cherchais un moyen de capter leur attention quand je me rappelai une phrase de Wittgenstein qui avait le don, malgré son évidence, d’intriguer les élèves. Plusieurs têtes se retournèrent en effet vers le tableau après que j’y eus inscrit la conclusion du Tractacus logico-philosophicus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » C’est François, un élève d’habitude réservé, qui prit le premier la parole :
– Vous êtes sérieux, monsieur ?
– C’est tout sauf une plaisanterie.
– Je ne comprends pas pourquoi il faudrait taire certaines choses. On a le droit de parler de tout, non ?
– Ne vous fâchez pas contre Wittgenstein, Isabelle. Le verbe falloir est pris ici dans le sens de la nécessité et non de l’obligation morale ou juridique.
– Dans ce cas je ne comprends pas ce que veut dire cette phrase. Si on a le droit, où est le problème ?
– Oui, Cécile ?
– Est-ce que Wittgenstein ne fait pas ici allusion à la censure freudienne qui verrouille notre inconscient ?
– C’est bien de vous rappeler la théorie psychanalytique mais vous l’employez mal à propos. Il ne s’agit pas de cela ici. Mais selon vous pourquoi je cite cette phrase ? De quoi parlions-nous dans le dernier cours ? Yilmaz ?
– On se demandait si on pouvait expliquer une œuvre d’art.
– Mais plus précisément ? Louis ?
– On s’interrogeait sur la définition du beau.
– Bien. Vous vous rappelez que nous avions envisagé l’hypothèse d’une beauté inexplicable ?
– On avait même dit « indéfinissable », monsieur. Enfin vous l’aviez dit.
– Parfait, Anaïs. Mais si le beau est hors de nos prises, si la raison ne peut l’analyser, quel serait l’intérêt d’en parler ? Est-ce que ce ne serait pas ce que nous appelons parler pour ne rien dire ? Leïla ?
– Comment peut-on parler pour ne rien dire ?
– Vous avez raison de me faire cette remarque. Je reformule ma question. Quelle est l’attitude qu’il faudrait adopter devant une œuvre d’art si le beau est inexplicable ? Xavier ?
– Je ne sais pas, moi. La fermer ?
– C’est à peu près ça. Oui ! Adélaïde ?
– C’est absurde ce que dit Xavier, Monsieur. On ne va pas rester planté devant un tableau sans faire aucun commentaire. Enfin, on a bien le droit de s’exprimer !
– Encore une fois, ce n’est pas un problème de droit. Reprenons notre hypothèse. Si vous pensez que les œuvres d’art sont inexplicables, que pouvez-vous dire qui soit autre chose qu’un pur verbiage ? Vous pouvez exprimer vos sentiments, vos impressions mais en reconnaissant d’une part qu’ils ne nous apprennent rien sur l’œuvre, d’autre part qu’ils n’intéressent sans doute personne. Samuel ?
– C’est quoi le verbiage ?
– Des propos vides de sens. Du bavardage si vous préférez.
– Mais, monsieur ?
– Oui, Zoé ?
– C’est important d’exprimer ce qu’on ressent !
– Sans doute, Zoé, mais est-ce que c’est suffisant ?
– Je ne comprends pas.
– Si vous exprimez seulement vos sentiments, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus subjectif en vous, est-ce que les autres peuvent vous comprendre ?
– Mais bien sûr qu’ils me comprennent !
– Tu crois ça, toi ?
– Précisez, Isabelle.
– Je pense que nous éprouvons parfois des sentiments qui échappent aux autres. Oui. Des choses qu’ils ne peuvent pas imaginer, même en rêve.
– Bien, Isabelle. Mais en va-t-il de même pour notre sentiment esthétique ? Est-il lui aussi incommunicable ? Nous ne pourrions alors que contempler en silence une œuvre d’art. Cela vous est peut-être déjà arrivé, en sortant d’un concert par exemple, de n’avoir aucune envie de parler de ce que vous veniez d’entendre. Submergé par l’émotion en somme. Troublé par la beauté. Les mots dans ce contexte apparaissent bien plats, bien pauvres : ils semblent à côté de la plaque.
– Est-ce que je peux prendre comme exemple un film ?
– Bien sûr, Emma. Quelle question ! Et pourquoi un film serait-il un mauvais exemple ?
– Est-ce que c’est de l’art, Monsieur ?
– Il existe différentes sortes d’art. Nous parlons d’art populaire et d’art savant, pour répondre à votre question. Vous présupposez que l’art populaire ne serait pas de l’art. C’est effectivement un problème. Notre tradition a longtemps écarté l’art populaire du domaine des beaux-arts. Mais donnez-moi d’abord votre exemple.
– Je voulais parler du film Titanic. Après l’avoir vu sur mon ordi, je n’avais vraiment pas envie d’en discuter. J’avais même éteint mon téléphone portable.
– Ce n’est pas du tout un mauvais exemple. Puis c’est un film qui a connu un gros succès.
– Vous l’avez vu ?
– Oui. Et je crois qu’il y a pas mal de choses à dire sur ce film. Oui. C’est un bon exemple. Je le reprendrai dans la suite de mon cours. Mais appartient-il vraiment à la catégorie de l’art populaire ? Est-ce qu’il ne s’agirait pas plutôt dans ce film de Cameron d’un art commercial ? Est-ce que nous avons affaire ici à une œuvre d’art ou à un produit ? Louis ?
– C’est quoi la différence, monsieur ?
– Nous pouvons maintenant répondre à cette question. Un produit, c’est justement un objet entièrement explicable : dans ses moyens et sa finalité. Il n’y a vraiment aucune surprise. Mais ça marche évidemment, enfin la plupart du temps, puisque c’est fabriqué dans ce seul but.
– Monsieur ?
– Oui, Xavier. Je sais. Vous êtes un peu rengaine.
– Non, non. La sonnerie n’a pas encore retenti ! Je voulais juste savoir si vous alliez nous rendre nos copies.
– C’est vrai. Je les avais oubliées. Elles sont dans ma sacoche depuis plus de deux semaines.
– Vous les avez corrigées ?
– Quelle question ! La note figure sur votre bulletin.
– On ne peut pas le savoir, monsieur. On n’a pas reçu nos bulletins !
– Comment ça ? Pas de bulletin ? Il y a deux semaines déjà que le conseil de classe est passé. Cécile ?
– Ils ont eu un bug au secrétariat. Ils ont paumé toutes leurs données. Vous n’êtes pas encore au courant ?
Gilles Pétel
Diogène en banlieue
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