Nous étions un peu confus. Le dernier treillis que nous avions étudié se retrouvait réduit à rien, pas le moindre concept subjectif à en tirer. Rien d’étonnant selon Galois (ni selon le caillou), mais nous restions sur notre faim. A quoi pourrait bien ressembler un petit treillis de concepts subjectifs ?
– Et si on essayait avec mon exemple de treillis sans symétrie ? proposa Corty. Je vais en rebaptiser les concepts pour le rendre plus intuitif :
– Mmmm… dit Galois, je vois qu’il y a des concepts équivalents ici aussi. Regardez ce que cela donne quand j’élimine chacun des quatre concepts Animal, Bactérie, Chnops et Conscient:
On peut s’arranger pour superposer le dessin de gauche et celui de droite, donc les concepts Animal et Chnops sont équivalents, si on en croit notre nouvelle définition. C’est très fâcheux, car tout de même, on peut faire clairement la différence entre un animal et un chnops !
– Il y a de plus quelque chose de bizarre dans cette superposition de dessins, notai-je. Pour l’effectuer, on doit superposer Conscient (à gauche) avec Bactérie (à droite) ; Chnops à gauche avec Conscient à droite ; et Bactérie à gauche avec Animal à droite. C’est n’importe quoi !
– C’est problématique, en effet, approuva Corty. Si je fusionne les deux concepts Animal et Chnops, j’obtiens ceci :
En fusionnant ces concepts, je n’ai vu aucune flèche se recouvrir ; chaque flèche qui commence ou finit sur le concept fusionné vient d’un seul des deux concepts de départ. J’ai donc été obligé d’enlever les flèches en trop après la fusion. Ceci fait, nous obtenons un treillis en « chaine » qui, comme nous le savons, s’effondre lui-même en un seul concept.
– Il faut bien se rendre à l’évidence, dis-je. Notre nouvelle définition de l’équivalence conceptuelle ne marche pas. Elle est trop large, je suppose, et fusionne des concepts qui ne sont pas réellement équivalents.
– Je le suppose également, admit Galois. J’en suis désolé, messieurs.
– JE NE SUIS PAS D’ACCCORD ! C’EST VOTRE EXEMPLE QUI NE VEUT RIEN DIRE !
C’était l’œil de taureau. Il avait poussé au maximum le volume de sa petite voix, ce qui ne donnait pas grand-chose (il s’agit, après tout, d’un petit caillou). Il obtint cependant un silence complet. Au ton de sa voix, il était clair qu’il ne rigolait pas.
– Je peine à vous dire combien je suis déçu. De deux chnops dont un partiel, je sais, je n’aurais pas dû m’attendre à mieux. Mais de vous, maître ! Une conscience onirique comme la vôtre aurait pu, me semble-t-il, faire preuve d’un soupçon de solidarité.
– Mais de quoi parlez-vous donc ? demanda Galois, interloqué.
– De quoi, à votre avis ? Mais de cet infâme treillis de pseudo-concepts, que vous avez benoîtement introduit dans notre discussion sans même remarquer non seulement sa nature outrageusement insultante, mais également son manque total de signification !
– Euh… commençai-je, essayant de trouver quelque chose à dire.
– Puisqu’il faut vous mettre des points sur les I à tous, je vais le faire. Dans cet indigne treillis issu de l’inconscient pervers de Corty, lui-même soumis à l’influence nauséabonde de Yannick, vous n’avez rien remarqué de spécial ?
– Non, désolé, émit Corty. Je ne vois pas ce que j’ai fait de mal.
– Eh bien, dans ce treillis, les animaux sont conscients, mais ils sont seuls à être conscients. N’est-ce pas ? Rien de minéral n’y existe.
– Ah, OK, mais n’y voyez pas d’insulte ! Je voulais faire au plus simple, c’est tout.
– Peut-être, mais votre choix en dit long sur vos convictions inavouées. Quoi qu’il en soit, il est parfaitement normal que, de ce fait, votre treillis s’écroule de lui-même. Sauf erreur de ma part, il ne contient pas plus de concepts qu’un cristal de pyrite.
– Expliquez-nous cela, s’il vous plait, demanda Galois.
– Commençons par la relation entre les concepts Animal et Conscient. Les animaux sont conscients, mais ils sont seuls à l’être. D’accord ? Dans ce monde-là, les seuls êtres conscients sont les animaux.
– Oui, et ?
– Eh bien, comment pourriez-vous les distinguer ? Ce qui est animal est conscient, ce qui est conscient est animal. C’est le même concept. Je ne fais que reproduire le raisonnement précédent de Maître Galois.
– Mais, m’écriai-je, ce n’est pas la même chose ! Ici, les animaux sont des chnops, en plus d’être conscients !
– Et alors ? Cela veut tout simplement dire que tout ce qui est conscient est aussi un chnops. Les animaux sont tous des chnops, mais les êtres conscients aussi, puisque ce sont tous des animaux !
– Hmmm…. écrivit Corty, c’est troublant. Pour me faire pardonner je vais dessiner ce que je comprends de vos paroles. Est-ce ceci que vous avez en tête ?
– Exactement ! dit le caillou. Ensuite, vous remarquerez que tout ce qui existe est un chnops. Il n’y a donc aucune différence entre le concept maximum, Quelque chose, et le concept Chnops. Tous les chnops sont quelque chose, mais tout ce qui existe est un chnops (encore merci pour ça, au passage). On peut également fusionner ces deux concepts !
– Je vois, admit Corty, visiblement bien embêté. On en est là :
– Maintenant, poursuivit impitoyablement l’œil de taureau, les deux concepts Animal Conscient et Bactérie sont indiscernables, puisque symétriques.
– Effectivement, et nous obtenons ceci :
– Enfin, conclut le caillou triomphant, il ne nous reste plus qu’à fusionner les trois concepts restants, qui sont évidemment équivalents, comme pour la pyrite.
– Vous avez malheureusement raison, admit Corty.
– Il ne vous reste donc plus rien qu’un concept tout seul, tout et rien à la fois, qui n’a aucune signification. Votre modèle du monde, messieurs, n’est pas qu’insultant : il est totalement vide ! La vérité se fait jour ! La relation d’équivalence conceptuelle n’est pas en cause. Si vous voulez un treillis de concepts subjectifs digne de ce nom, vous devrez considérer un exemple plus complet.
– Hélas, s’écria Galois, c’est bien pire encore ! Nous ne pourrions pas réparer ce treillis en y réintégrant les minéraux, les consciences oniriques ou quoi que ce soit d’autre. Dans tout treillis fini, il existe des concepts qui n’ont aucun autre prédécesseur que le concept minimum. Ce sont tous ceux qui sont atteignables depuis ce dernier par une seule flèche, comme Animal et Bactérie dans notre exemple. Dans notre treillis, rien n’est un animal ou une bactérie en dehors de … rien, justement. En suivant le même raisonnement que vous, on en conclurait qu’il faut fusionner tous ces concepts avec le concept minimum. De proche en proche, il ne restera rien. Quel que soit le treillis de départ.
Il se tut. Nous tombâmes dans un silence abattu. Au bout d’un moment, même l’œil de taureau sembla mesurer l’étendue du désastre :
– Bon… J‘admets, je me suis un peu laisser aller… J’étais en colère…. Ce n’est peut-être pas si grave que ça?
– Malheureusement, articula péniblement Galois, je peine à trouver la faille dans ce que vous venez de vous dire. Si je veux fusionner les concepts redondants, comme Chien et Animal dans mon exemple précédent, je suis bien obligé d’accepter les conséquences de votre raisonnement, qui ne fait qu’étendre le mien.
– Cela veut dire, m’exclamai-je, que nous avons fait tout cela pour rien ? Que tout est vide, que rien n’existe, que rien n’a plus de sens ?
– Sauf, dit sombrement Galois, si nous ne sommes tous que des concepts dans l’infinie conscience de Dieu. René sera ravi.
Sur quoi, avant que quiconque pût répondre, je me réveillai.
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