Le matin suivant, Corty ne me fit l’honneur de sa présence qu’un court instant, pour me spécifier – dans des termes que je ne reproduirai pas ici – à quel point il appréciait peu que je me fusse engagé en son nom à réfléchir au dernier problème soulevé par Galois. En résumé, il boudait jusqu’à une date indéterminée, et je n’avais qu’à me démerder tout seul d’ici là.
Je trouvai cela très infantile, d’autant plus que Corty aurait été parfaitement placé pour m’éclairer sur un problème lié à la vision. Mais soit – je relevai le défi. Après tout plein de gens ont, par le passé, obtenu des avancées intellectuelles majeures sans devoir recourir à l’aide d’un cortex visuel prétentieux et susceptible. Je ne vois pas pourquoi je ferais moins bien qu’eux.
Rappelons la situation. Nous essayons de définir le treillis objectif du monde de notre conscience hypothétique, Delta, c’est-à-dire l’espace d’où elle pourra extraire ses concepts. Pour cela, l’idée est d’associer un treillis simple à chacune de ses perceptions – vue, mouvement, contact… et de calculer leur produit. Chaque percept de Delta – l’ensemble de ce qu’elle percevra à tout instant – sera alors une combinaison de percepts élémentaires issus de ces différents treillis ; et les concepts plus abstraits qu’elle pourrait dériver seraient, eux, des combinaisons de concepts issus des treillis composants.
En supposant que Delta perçoive à tout instant exactement un objet coloré situé dans son champ de vision, tout serait simple. Le treillis objectif de Delta s’écrirait comme un produit de treillis :
Forme x Couleur x Position x Déplacement x Rotation
Chacun de ces treillis serait défini – comme l’a suggéré Galois – par un ensemble de percepts possibles (typiquement les huit couleurs de base) complémentés par une extension (appelée, par exemple, « Couleur Quelconque ») qui les généralise tous et une intention (« Couleur Impossible ») qui les spécialise tous.
Un percept de Delta, une description exhaustive de sa situation perceptive à un moment donné, serait alors représenté par une combinaison des percepts de ces treillis simples, par exemple
« voir un carré noir à ma gauche, sans se déplacer ni tourner »
Un concept plus abstrait, par exemple celui de carré, pourrait se représenter ainsi :
« voir un carré de couleur quelconque dans une position quelconque, avec un déplacement et une rotation quelconque »
Le problème, c’est que pour notre petit monde – pourtant si simple – ça ne marche pas. Le fait est que Delta peut percevoir à tout instant zéro ou plusieurs objets – jusqu’à trois – dans les différentes positions de son champ visuel rudimentaire. Comment représenter cela?
D’abord, je peux considérer le treillis Forme x Couleur x Position, dont les éléments sont tous les percepts et concepts concernant une forme colorée apparaissant quelque part dans le champ de vision de Delta. Ce sont de telles perceptions visuelles que je veux manipuler.
En maths, quand on a affaire à un nombre variable d’objets du même genre, on utilise des ensembles. A tout instant, Delta perçoit un ensemble de telles formes colorées, chacune dans une position de son champ visuel. Parfois aucune (c’est alors l’ensemble vide), parfois plus, et jusqu’à trois en même temps.
Pourrais-je considérer un tel ensemble de percepts comme un seul percept ? Et plus généralement un ensemble de concepts comme un seul concept ? À quoi ressemblerait le treillis associé ?
Disons par exemple que Delta perçoit deux formes colorées : un cercle bleu à gauche et un triangle rouge à droite. Je représente ce percept par un ensemble contenant deux percepts élémentaires : « cercle bleu à gauche » et « triangle rouge à droite ».
Qu’est-ce qui est plus général que cette situation ? De quoi est-elle un cas particulier ? Eh bien, c’est un cas particulier du concept « voir un cercle », et aussi du concept « voir un triangle rouge », et de « voir quelque chose à droite », et même de « voir un cercle et un triangle ». En revanche, ce percept n’est pas un cas particulier de « voir un objet vert » ou « voir un carré ».
« Voir un cercle » peut lui aussi se représenter comme un ensemble, qui contient un seul élément : le concept « cercle de couleur quelconque en position quelconque ». « Voir un cercle et un triangle » peut de même se représenter par un ensemble contenant les deux concepts élémentaires « cercle de couleur quelconque en position quelconque » et « triangle de couleur quelconque en position quelconque ». Donc je manipule bien des ensembles de concepts comme de nouveaux concepts.
Ah ah, ça se précise. À partir d’un treillis simple tel que Forme x Couleur x Position, je peux créer un treillis qui contient des ensembles d’éléments de ce treillis. Ce nouveau treillis contient des ensembles de percepts du premier, mais aussi des ensembles de concepts abstraits, comme « voir un cercle et un triangle ». Dans ce treillis, les percepts sont des ensembles de percepts du treillis de base, et les concepts sont plus généralement des ensembles de concepts du treillis de base.
Tout cela est prometteur, mais il faut en premier lieu que je vérifie si ce truc est bien un treillis fini. Si c’est le cas je pourrai calculer son produit avec les autres treillis définissant les perceptions de Delta, tels que son déplacement et sa rotation, et j’aurai alors résolu le problème de Galois ! Tout seul en plus. Dans ta face, Corty!
Tout d’abord, mon ensemble d’ensemble est-il fini ? Oui, puisque j’ai un nombre fini d’éléments à partir desquels fabriquer des ensembles. Je peux même calculer tout cela : j’ai 6 concepts de forme (les 4 formes concrètes plus la forme quelconque et la forme impossible), 10 concepts de couleurs, 5 concepts de position, soit 6 x 10 x 5 = 300 concepts combinant ces notions de forme, couleur et position. Le nombre d’ensembles différents que je peux former avec ces concepts est énorme mais fini : c’est le nombre 2300, qui s’écrit tout de même avec 90 chiffres. En fait, le nombre réel est certainement bien plus faible, car la physique de ce monde impose qu’il n’y ait jamais deux objets dans la même position du champ visuel de Delta ; cela réduit les possibilités. Très bien.
Il me faut maintenant une relation de spécialisation/généralisation pour mes concepts-ensembles. Dans tous les exemples que j’ai considérés, un ensemble est un cas particulier d’un autre si chaque élément du second généralise au moins un élément du premier. En d’autres termes, un ensemble spécialise un autre si on peut y trouver un cas particulier de chacun des éléments de ce dernier. Je vais donc adopter cette définition. Par exemple, « voir un triangle rouge devant, un carré noir à gauche et un cercle bleu à droite », c’est bien un cas particulier de « voir un triangle rouge et un carré », parce que le carré noir spécialise le carré, et le triangle rouge devant spécialise le triangle rouge.
Il me faut un élément maximal pour mon treillis. Eh bien, l’ensemble vide, « aucun objet », généralise tous les autres ! Puisqu’il ne contient aucun élément, chacun de ses éléments est bien spécialisé par un élément de tout autre ensemble. Quant à l’élément minimal, c’est l’ensemble qui ne contient que le concept « forme impossible de couleur impossible en position impossible ». Ce concept spécialise tous les autres, donc l’ensemble qui ne contient que lui spécialise bien tout autre ensemble. Chouette, on avance. Après…
– Bon, ça suffit comme ça, intervint Corty. Je pensais te laisser te dépatouiller un peu tout seul, mais je ne peux vraiment pas assister à ce massacre sans réagir. Tu me donnerais mal à la tête si j’en avais une.
– Quel massacre ? répondis-je, piqué. Je suis juste en train d’explorer une piste prometteuse. Sans toi. Tu n’es peut-être pas si indispensable que tu le crois.
– Un massacre intellectuel qui devrait t’envoyer illico à La Haye s’il y avait une justice. J’ai trouvé trois erreurs fondamentales dans tes vingt dernières lignes. C’est un record.
– Vas-y, explique-moi ça puisque tu es si malin. Je suis toute ouïe. Euh, tout yeux.
– En premier lieu, ta relation d’ordre n’est même pas antisymétrique. La règle est que si deux ensembles se spécialisent l’un l’autre, alors ils doivent être identiques, n’est-ce pas ?
– Ben oui, évidemment. Et alors ?
– Alors ce n’est pas le cas dans ton système. Prends les deux ensembles : « un carré noir à gauche », et « un carré noir à gauche, un carré quelconque ». Le premier généralise le deuxième, puisque son unique élément (« carré noir à gauche ») y apparaît. Mais le deuxième ensemble généralise aussi le premier, puisque ses deux éléments généralisent tous les deux « carré noir à gauche ». Tu as deux ensembles différents qui se généralisent l’un l’autre. Aïe.
Je restai interdit. Le salopard avait raison. Vite, une idée :
– D’accord, OK, je vois. Ce n’est qu’un détail. Il suffit d’imposer que les éléments de mes ensembles soient deux à deux incomparables. Après tout, un ensemble qui contient deux concepts comparables, comme « carré noir à gauche » et « carré quelconque », c’est redondant : si j’observe un concept, j’observe aussi implicitement toutes ses généralisations. C’est une erreur mineure et facile à corriger. Pas de quoi me faire une scène pareille.
– C’est à voir, poursuivit impitoyablement Corty, mais tu vas de toute façon rencontrer un autre problème. Si nous adoptons ton hypothèse que des ensembles de percepts forment un percept dans ton nouveau treillis, cela veut dire que les deux ensembles « triangle noir à gauche » et « triangle noir à gauche, carré bleu devant » sont tous les deux des percepts, n’est-ce pas ?
– Oui bien sûr, ce sont deux situations concrètes que Delta pourrait rencontrer. Dans les deux cas Delta voit un triangle noir vers la gauche, et dans le deuxième il y a en plus un carré bleu devant lui.
– Mais nous avons établi précédemment que, si le treillis objectif est autodual comme nous le pensons, alors chaque percept est son propre dual, et deux percepts différents doivent alors être incomparables. Or ici, ça ne marche pas : ton deuxième percept est un cas particulier du premier. Si on adopte tes définitions, il faut abandonner l’idée d’un treillis autodual, donc aussi les notions d’attribut, d’intention et d’extension qui nous paraissaient si intéressantes. Je trouve que c’est cher payé.
Je m’abimai dans le silence. Corty avait raison. Encore.
– Enfin, insista-t-il, je trouve paradoxal que tu manipules des concepts qui parlent d’ensembles d’objets placés dans l’espace, sans pouvoir exprimer un concept aussi simple que « voir deux objets ». Avec ton système, Delta ne pourra jamais apprendre à compter, ne fût-ce que jusqu’à deux.
– Tu es sûr ? Pourquoi ça ?
– Eh bien, parce que tu utilises des ensembles, dont les éléments doivent par définition être tous différents, et même incomparables entre eux comme tu viens de le proposer. Tu ne peux donc pas avoir un concept qui représenterait « voir un objet quelconque et un objet quelconque », ce qui serait l’équivalent du concept « voir deux objets ». En fait, le seul ensemble qui puisse contenir le concept « un objet quelconque », c’est l’ensemble qui contient uniquement ce concept et aucun autre. Donc Delta pourrait faire la différence entre un et zéro, mais c’est tout.
– Attends que je réfléchisse…
– Et attends, même là ça ne marche pas : ne voir aucun objet, c’est aussi un percept, qui ne doit être comparable à aucun autre percept. Manque de bol, c’est cet ensemble vide « aucun objet » que tu as choisi comme élément maximal de ton treillis d’ensembles, donc il est comparable avec tous les autres percepts et concepts. Excuse-moi mais ça ne tient pas debout, ton truc.
En effet. Je sentais les fondations se dérober sous mes pieds. Mince, une si jolie idée ! Et l’autre qui m’enfonce, en plus ! J’étais catastrophé. Corty dut s’en rendre compte, car son ton s’adoucit :
– Bon, j’ai peut-être été un peu sévère avec toi. Sans même aborder le sujet délicat de tes capacités intellectuelles au réveil avant tes cinq cafés, je reconnais que j’ai tendance à oublier que toi et moi n’avons pas du tout les mêmes perceptions. A un certain niveau mental, très élevé, tu peux en effet penser percevoir le monde comme un ensemble d’objets, et il est donc légitime que tu explores cette voie. Mais moi je ne perçois pas du tout les choses de cette manière, c’est pourquoi j’en relève tout de suite les incohérences. N’y vois rien de personnel.
Je ne répondis pas.
– Et par ailleurs, je reconnais que bouder comme ça n’était peut-être pas la manière la plus mature de réagir ; j’ai eu droit de mon côté à quelques, euh, commentaires là-dessus.
– Quelle manière charmante de formuler cela, intervint la voix cristalline de mon cortex auditif.
Bien. Cet échange représentait ce que je pouvais espérer de mieux comme semblant d’excuse de la part de Corty ; et je devais pour ma part admettre que mes commentaires à son égard, ci-dessus, n’étaient pas précisément mesurés.
– OK, répondis-je, c’est vrai que de mon côté je me suis aussi emporté, et j’ai voulu foncer pour te montrer de quoi j’étais capable. Je suis allé trop vite, sans réfléchir assez. Désolé.
– On est quitte, alors ?
– On est quitte. Mais on fait quoi maintenant ?
– Maintenant, on reprend ton idée, on la complète, et on répare.
0 commentaires