Nous retrouvâmes Galois la nuit suivante, visiblement fatigué mais souriant béatement. Ce qui ne laissa pas de nous étonner, dans la mesure où il était couvert de bleus et d’égratignures, échevelé, la chemise déchirée hors du pantalon – chose inimaginable de la part d’un jeune homme d’ordinaire si bien mis ; par ailleurs ce qui ressemblait de manière suspecte à une petite plume de paon était planté dans son oreille, apparemment sans le gêner davantage que le mini-cactus resté accroché à sa chaussette gauche.
Je ne connais pas les règles du polo transfini mais quelque chose me dit que cette ignorance est une bénédiction.
Nous lui exposâmes avec une légitime fierté l’essentiel de nos trouvailles quant aux concepts visuels de Delta, mais, s’il nous félicita d’abord chaudement, Galois devait nous refroidir bien vite:
– Mes amis, vous avez magnifiquement travaillé, bravo. Il ne fait pas de doute que vous avez mis le doigt sur un nid de concepts visuels fort intéressants. La manière que vous avez choisie pour les représenter, cependant, soulève quelques questions qu’il faudra veiller à éclaircir…
– Nous comptions sur lui pour ça, non? m’écrivit Corty en aparté.
– … Par exemple, le sens précis que prend un élément visuel « en position quelconque » ne me paraît pas très clair. Quand il y en a plusieurs, cela semble suggérer que toutes ces positions devraient être différentes. C’est ainsi le cas pour « un espace vide en position quelconque » répété deux fois, qui est le concept de deux espaces vides – en positions différentes naturellement.
– En effet.
– Mais dans d’autres cas, ces « positions quelconques » peuvent être identiques. Par exemple, le concept « un objet rouge en position quelconque, un carré en position quelconque, un élément visuel quelconque en position quelconque » devrait bien couvrir le cas où c’est le carré qui est rouge, non? Tout cela reste un peu nébuleux; il vous faudra formaliser davantage votre représentation de ces concepts, puis en définir plus précisément la disjonction et la conjonction sur la base de cette représentation.
– Euh, tentai-je, nous avions justement pensé que peut-être vous…
– Allons allons, m’interrompit joyeusement Galois, vous ne voudriez pas que je vous mâche le travail, n’est-ce pas ? Au reste, c’est un détail sans réelle importance.
– Sans réelle importance? bondit Corty. Ça fait trois semaines qu’on bosse sur ce détail sans importance, nom d’un chien!
– Oui oui, je le comprends, et vous faites fort bien; au reste si Yannick a pour ambition de programmer Delta un jour, il faudra bien en passer par là. Allons, je me suis mal exprimé et vous présente à tous deux mes sincères excuses. Mon intention n’était nullement de dénigrer votre travail et encore moins de saper votre détermination; je souhaitais simplement vous remémorer un élément essentiel du concept.
– Qui est? bougonna Corty.
– Souvenez-vous: un concept n’est aucunement défini par sa représentation ou sa structure interne en tant qu’objet mathématique; il n’est défini que par ses relations avec les autres concepts et sa place dans le treillis qui le contient. Cela signifie que des concepts visuels comme « une scène quelconque », « deux rectangles », « un carré rouge à droite » présentent la même signification quels que soient les détails de votre manière de les représenter, du moment que nous comprenons correctement la structure du treillis qui les contient. Nous devrions donc nous consacrer avant tout à leur sens, à leur signification, aux relations qui les lient, et c’est ce que je vous propose de faire à présent. Réfléchissons à ce que nous évoque l’univers visuel de Delta tel que vous l’avez défini. Que contient-il? Qu’y manque-t-il? Comment ces concepts visuels s’articulent-ils entre eux? Pour ma part, je suis impressionné par leur richesse et leur nombre, si l’on pense à la pauvreté de son champ perceptif.
– Nous pourrions reprendre la classification que nous avions définie en regardant le Songe d’Everett, proposa un Corty calmé. Tout d’abord, nous avons les percepts, c’est-à-dire les scènes concrètes susceptibles d’être perçues par Delta, comme « triangle rouge à gauche, espace vide devant, carré bleu à droite ». Nous savons tous les décrire, bien entendu.
– Nous avons ensuite des extensions, qui représentent des ensembles de percepts, continuai-je. Par exemple, l’ensemble des scènes contenant un triangle à gauche, que nous représenterons par « triangle de couleur quelconque à gauche, élément visuel quelconque en position quelconque, élément visuel quelconque en position quelconque ». Nous avons aussi l’ensemble des scènes qui contiennent du rouge quelque part; l’ensemble de celles qui contiennent deux espaces vides; celles qui ne contiennent que des triangles, etc. Nous pouvons décrire toutes ces extensions à partir des percepts, en remplaçant certaines formes, couleurs ou positIons par l’élément « quelconque » correspondant.
– Puis, enchaîna Galois, nous avons les intentions, qui représentent des propriétés communes à certains percepts. Une intention est le dual de l’extension qui contient tous ces percepts ayant cette propriété. Par exemple, la propriété de contenir un triangle à gauche, que je représenterais par « Triangle de couleur impossible à gauche, élément visuel impossible en position impossible, élément visuel impossible en position impossible ».
– Tiens, et pourquoi cela? m’étonnai-je.
– Dans tous nos autres exemples, nous avons obtenu le dual d’un concept composite en utilisant le dual de chaque composant. Par exemple, dans le Songe d’Everett, le dual de l’extension « triangle de couleur quelconque », c’était l’intention « triangle de couleur impossible », qui représentait la forme triangle; or dans le treillis de formes « triangle » est son propre dual, et dans celui des couleurs « couleur impossible » est le dual de « couleur quelconque ». Il me semble logique de faire de même ici. L’intention « triangle à gauche » pourra ainsi être le dual de l’extension « percepts contenant un triangle à gauche ». Par ailleurs, dans ce concept, le fait de spécifier des positions et des éléments impossibles partout sauf à gauche me paraît faire sens: cela signifie qu’on ne s’intéresse pas à ce qui se passe ailleurs qu’à gauche, tout comme le concept « forme triangle » ne s’intéresse pas à la couleur.
– Cela me paraît logique, dit Corty. Qu’en est-il alors de notre quatrième classe de concepts, ce que nous avons appelé les attributs? Il s’agissait des concepts qui ne généralisaient ni ne spécialisaient aucun percept, comme le concept de forme ou de couleur dans le Songe d’Everett.
– Je ne comprends pas bien cette histoire d’attribut, intervint le caillou (tiens, il était là, lui?). Un percept, une extension comme ensemble de percepts, une intention comme propriété de percept, je vois à peu près. Mais l’attribut, ça ne me parle pas.
– Prenez cela comme une question que vous pouvez vous poser concernant une scène, pour en extraire certaines caractéristiques, répondit gentiment Galois. Si par exemple vous voyez une forme colorée, vous pouvez vous demander « quelle est sa forme? » et découvrir que c’est un triangle ; ou bien « quelle est sa couleur » et découvrir qu’elle est rouge. Cette question que vous posez sur un percept, c’est un attribut. La réponse que vous obtenez, comme « forme triangle » ou « couleur rouge », c’est une intention, une propriété du percept considéré.
– Et pour obtenir cette réponse, ajouta Corty, on calcule la conjonction du percept en question et de l’attribut qui représente la question posée. Par exemple, la conjonction du percept « triangle rouge » et de l’attribut « forme impossible de couleur quelconque », qui représente le concept de couleur, c’est l’intention « forme impossible de couleur rouge », qui représente justement la couleur rouge en tant que propriété. Cela revient à « quelle est la couleur du triangle rouge? Il est rouge ».
– Le cheval blanc d’Henri IV, quoi, dit le caillou. Ça n’a rien de bien malin.
– Dans le cas des concepts visuels de Delta, poursuivit Galois, il existe de nombreuses questions que l’on peut se poser sur une scène, et donc de nombreux attributs. Par exemple : quel élément visuel se situe à gauche? Cette question se traduit par un attribut, « Elément visuel de gauche », que je représenterais par « élément visuel quelconque à gauche, élément visuel impossible en position impossible, élément visuel impossible en position impossible ».
– Puis-je avoir un attribut qui serait « couleur de la forme de gauche »? intervins-je. Je suppose que ce serait « forme impossible de couleur quelconque à gauche » plus « élément visuel impossible en position impossible » répété deux fois. Si on calcule sa conjonction avec une scène contenant une forme rouge à gauche, je pense qu’on obtiendra la réponse « forme impossible de couleur rouge à gauche » avec toujours « élément visuel impossible en position impossible » répété deux fois, soit la propriété « couleur rouge à gauche ».
– Mais que se passe-t-il si l’élément visuel de gauche est un espace vide? intervint le caillou. Il n’y aura pas de couleur!
– Exact, et compte tenu de nos hypothèses de notation on obtiendra la réponse « élément visuel impossible en position impossible » répété trois fois, c’est-à-dire « rien du tout »!
– Je commence à voir le principe, reprit l’œil de Taureau. J’aimerais aussi essayer, en travaillant dans l’autre sens, de donner une signification à des assemblages d’éléments visuels. Par exemple, que voudrait dire le concept « élément visuel quelconque en position impossible » plus « élément visuel impossible en position impossible » répété deux fois? C’est comme si on choisissait de s’intéresser à un des éléments visuels de la scène, mais sans spécifier sa position, non?
– Intéressant, réfléchit Galois. Je pense que cet attribut prend effectivement un sens tel que « un élément visuel choisi parmi les trois de la scène ».
– Mais comment le choisir? demandai-je. Si je calcule la conjonction entre ce concept et un percept comme « triangle rouge à gauche, espace vide devant, carré bleu à droite », qu’est-ce que je devrais obtenir?
– À mon avis, ce serait la conjonction des trois éléments visuels candidats, c’est-à-dire un élément visuel impossible. La réponse devrait donc être « élément visuel impossible en position impossible » répété trois fois, c’est-à-dire « rien du tout ». Pas très intéressant comme concept, ricana Corty.
– Sauf, corrigea Galois, si la scène contient trois éléments visuels identiques, comme trois espaces vides ou trois triangles bleus. Dans ce cas, l’attribut proposé par notre minéral ami permet d’identifier l’élément visuel commun à toutes les positions.
– Et même, se rengorgea le caillou, si on regarde ce que ça donne pour le percept « triangle rouge à gauche, carré rouge devant, cercle rouge à droite », on devrait trouver « forme impossible de couleur rouge en position impossible » et « élément visuel impossible en position impossible » répété deux fois.
– Ce qui représenterait la couleur rouge pour Delta. Ce concept extrairait donc des caractéristiques communes aux trois éléments de la scène. Bravo, mon cher !
– De manière générale, remarquai-je, les attributs semblent correspondre à des concepts qui combinent des éléments « impossible » et des éléments « quelconque ». Un tel concept ne peut ni spécialiser ni généraliser un percept, puisqu’un élément impossible spécialise tous les éléments concrets d’un treillis, alors que l’élément quelconque les généralise tous. D’ailleurs, c’est cohérent avec la notion d’attribut comme ensemble de propriétés, tout comme l’attribut « couleur » peut se voir comme l’ensemble des propriétés de couleur possibles dans le Songe d’Everett.
– Moyennant une définition formelle de tout cela –que je vous accorde toute ma confiance pour déterminer–, je pense que vous avez raison. Nous avons donc une classe également fort riche d’attributs. Par exemple, « élément visuel quelconque en position impossible » répété trois fois semble correspondre à un attribut qui détermine l’ensemble des éléments visuels observés, indépendamment de leur position. Comme exemple de propriété déterminée par cet attribut, on trouverait « triangle en position impossible, carré en position impossible, espace vide en position impossible », qui est la propriété de contenir un triangle, un carré et un espace vide. Cette propriété étant elle-même commune à tous les percepts de l’extension « triangle en position quelconque, carré en position quelconque, espace vide en position quelconque ». Parfait ! Je pense que nous avons là un univers visuel déjà fort satisfaisant, compte tenu des faibles capacités perceptives de Delta. Corty, vous qui êtes spécialiste du domaine, qu’en pensez-vous?
Corty mit du temps à répondre.
– Mmmm… j’étais aussi enthousiaste que vous, mais à y réfléchir je réalise malheureusement qu’il nous manque certains types de concepts absolument critiques. Des concepts que je traite moi-même de manière presque inconsciente ; c’est vous dire à quel point ils sont fondamentaux.
– C’est fâcheux, dit Galois. Cependant, seule la vérité nous importe, si dure soit-elle. Pourriez-vous élaborer?
– Eh bien, Delta ne sait pas vraiment compter visuellement, comme Yannick et moi pouvons-le faire. Ainsi, ajouterai-je, que nombre d’animaux, voire d’insectes. Il s’agit d’une capacité vraisemblablement innée, présente même chez les nouveaux-nés.
– Delta aura pourtant un concept pour « deux formes colorées », m’étonnai-je encore. Ce n’est pas compter, cela?
– Ce n’est pas suffisant. Delta aura en effet des concepts pour « deux triangles », « deux espaces vides », et même « deux formes ». Mais ce qui lui manque, c’est un concept plus général de « deux … trucs ». Voyez-vous, quand on compte, on compte bien des objets ayant certaines propriétés en commun, comme d’être un triangle ou un espace vide ; mais le concept de « deux » existe indépendamment de ce qu’on compte, indépendamment de la propriété commune à ce qui est compté. Je ne vois pas de concept de ce genre ici, et je ne vois pas comment le représenter. Or un bébé, par exemple, peut associer une séquence de quatre sons à un tableau contenant quatre points : il a donc un concept du « deux » indépendant de ce qui est compté. Je ne vois rien chez Delta qui lui permette de regrouper, disons, « deux formes » et « deux espaces vides » au sein d’un même concept.
– Ben, s’étonna le caillou, pourquoi pas tout bêtement un concept de « deux éléments visuels »? On ne fait pas plus général que ça.
– Mais justement, ça ne marche pas ! Toute scène susceptible d’être observée par Delta contiendra exactement trois éléments visuels ; c’est une constante physique de son univers. Donc « trois éléments visuels », c’est le même concept que « n’importe quelle scène », et « deux éléments visuels » est tout bonnement impossible, équivalent à « rien du tout »!
– Hmmm… réfléchit Galois. Je vois. J’ai l’impression que nous avons affaire à un problème encore plus fondamental. Le philosophe et logicien Gotlib Frege, qui est né après mon duel malheureux mais que j’ai rencontré à l’hôtel Aleph, s’est intéressé à la notion de concept dès la fin du XIXe siècle; il explique que pour compter il faut décrire ce que l’on compte. Nous comptons des objets et entités qualifiés d’une certaine manière, par exemple une même propriété : « deux formes rouges », « trois triangles ». Pour qu’un concept tel que le nombre « deux » puisse émerger en toute généralité, il nous faut être capable d’identifier que deux objets ont une même propriété, celle que l’on compte, indépendamment de cette dernière. Il nous faudrait donc des concepts comme « objets ayant la même forme » ou « éléments visuels identiques ». Mais Delta ne dispose pas non plus de tels concepts, n’est-ce pas?
– En effet, approuva Corty. Delta peut penser à « un triangle rouge à gauche et un autre à droite », ou « un espace vide à gauche et un autre à droite ». Mais elle n’aura aucun moyen de conceptualiser « le même élément visuel à gauche et à droite ». Je ne vois pas comment de représenter ça avec notre treillis de sacs.
– De même, ajoutai-je, nous n’avons aucun moyen de représenter le concept de « trois éléments visuels différents ».
– Je ne comprends pas, dit le caillou. Maître Galois nous a expliqué que la structure interne d’un concept ne joue aucun rôle dans sa signification; seule sa place dans le treillis compte. S’il nous manque des concepts, pourquoi ne pas simplement les ajouter? Par exemple, on pourrait imposer un concept « deux » qui généraliserait « deux formes » et « deux espaces vides », non? Ou un concept « deux formes de même couleur » qui généraliserait « deux formes rouges » et tous les autres?
– C’est vrai, répondit Galois, nous pourrions essayer ; mais au risque de paraître me contredire, je pense que ce ne serait pas une bonne idée de tenter de résoudre nos problèmes de cette manière, en imposant arbitrairement l’existence de certains concepts qui nous arrangent. Nous cherchons à comprendre l’émergence du concept chez Delta, en ne nous reposant si possible que sur les caractéristiques de l’univers dans lequel elle évoluera (cet univers incluant d’ailleurs son propre esprit). Identifier qu’une même propriété est partagée, ou au contraire différente, entre deux éléments visuels me paraît devoir ressortir d’un mécanisme fondamental… Mais lequel?
– Je bute là-dessus, Maître, alors que je ne fais que cela toute la journée. Mais je suis certain, sans pouvoir le formaliser, que ce mécanisme est intimement lié au temps et au changement.
– Le temps, intervint le caillou, toujours le temps ! Vous autres Chnops et assimilés n’avez que ce mot à la bouche, on se demande pourquoi. Le changement, c’est tout ce qui compte. Dans les deux sens du terme. Il doit en être de même pour Delta, tout simplement.
– Tout simplement?
– Mais oui. Cela vous serait évident à vous aussi si vous n’étiez pas trompé par vos illusions. Il se trouve que, pour ma part, je suis un expert du changement.
– Il faudra, mon ami – dit lentement Galois en se penchant sur l’œil de Taureau –, il faudra nous expliquer cela.
– Mais avec joie, répondit le caillou rouge de plaisir.
Nous nous préparâmes pour un long monologue.
(à suivre)
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