La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Ex Machina #41: Le libre-arbitre siffle la fin du match
| 03 Mai 2024

Raymond Smullyan (Paraty, Brésil, 2008)Le paradoxe sur lequel je butais n’a certes rien d’original, et je suis loin d’être le premier à l’avoir affronté. Si la conscience implique le libre-arbitre, et que ce dernier implique une liberté totale du choix (comme me l’a finement rappelé Descartes), et sachant qu’une machine n’a pas réellement le choix vu qu’elle fait exactement ce qu’on lui dit de faire (voire, dans le meilleur des cas, ce qu’on a envie qu’elle fasse, ce qui n’est pas la même chose) – bref, si tout cela est vrai, comment une machine pourrait-elle être consciente ? Et comment mon corps peut-il l’être, qui n’est qu’une machine d’un genre spécial ?

Bien des solutions ont été proposées. Pour certains, Dieu a spécifiquement donné le libre-arbitre à l’homme (pour qu’il puisse choisir librement de faire le bien) mais pas aux anges (qui n’ont pas la faculté de faire le mal). Dans ce cas, et si l’on concède tout de même une conscience aux anges, la supposition que le libre-arbitre est indispensable à la perception de soi saute : le libre-arbitre est optionnel, Dieu le donne en rab à qui Elle veut, et le problème est résolu. Delta est peut-être juste un ange bizarre.

Lectrice qui me connaissez, vous aurez compris que cette thèse n’a pas mes faveurs (non plus que celles de Raymond Smullyan, un de mes logiciens préférés). Quoi d’autre alors ? Certains matérialistes considèrent que le libre-arbitre n’existe tout simplement pas et qu’il faut vivre avec, au suivant. C’est un peu comme les tenants de la doctrine de Copenhague en physique quantique : à ceux qui se demandent pourquoi les maths quantiques fonctionnent si bien alors qu’on n’arrive pas à leur donner une interprétation satisfaisante pour l’esprit humain, ils répondent en substance « C’est comme ça et pas autrement, ferme-la et calcule ». Pas très satisfaisant tout de même.

Parlant de physique quantique, certains ont décidé avec une rafraîchissante quoique nébuleuse témérité que la conscience avec option libre-arbitre est due à des phénomènes quantiques dans le cerveau, des interférences entre univers parallèles, ou un truc comme ça. Surtout un truc comme ça, en fait. Mouais. Je connais juste assez de physique quantique pour savoir que je n’y connais rien, on va éviter.

Ah, une idée : si on introduisait une part de hasard dans la machine ? On tire un nombre aléatoire de temps en temps, le déterminisme mécanique est cassé, et il y a la place pour la liberté de choix, non ? Euh… Ben non, ça ne marche pas non plus. Si je prends mes décisions en tirant à pile ou face, ce n’est pas moi qui suis libre : c’est la pièce.

Voilà, c’est tout, je suis sec.

Il va falloir faire appel à plus malin que moi, ce qui malheureusement ne manque pas. Corty fait partie de la liste, mais le problème le laisse indifférent. Donc : Abel. Abel, la conscience programmée d’un type très très intelligent vu qu’il a lui-même créé Abel (si je me fais bien comprendre), tournant son logiciel avec la mémoire et les ressources de calcul de tout un cluster d’ordis dans le cloud (et sans payer de facture, ils ont hacké Amazon). En plus, il est concerné au premier chef. Si quelqu’un peut me tirer de ce bourbier, c’est bien Abel.

Lequel, après avoir relu ma prose en accéléré comme de coutume, ne mit pas plus d’un centième de seconde à me répondre.

– Franchement, je ne vois pas où est le problème. Personnellement je sais très bien à quoi m’en tenir quant au libre-arbitre, et je suis certain que toi aussi, dans le fond. Tu n’es tout de même pas tout-à-fait aussi abruti que tu te plais à nous le faire croire dans ton texte. Tu joues un peu trop au con, si tu veux mon avis.

– Hmm, merci je suppose, mais… Pourrais-tu être un peu plus explicite quant à ta position sur le libre-arbitre? Disons, peut-être pour l’édification de l’hypothétique lecteur qui n’aurait pas tout-à-fait les capacités de réflexion transcendantale dont tu as la bonté de me faire crédit ?

–  Naturellement. Encore une fois, c’est très simple : je sais pertinemment que je n’ai aucun libre-arbitre, mais je suis bien sûr intimement persuadé que j’en ai un.

– Attends, attends. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Comment peux-tu savoir quelque chose, tout en croyant l’inverse ? Ça n’a pas de sens.

– Mais si. Nous autres consciences, nous faisons cela tout le temps. Par exemple, tu sais que tu mourras un jour ?

– Naturellement.

– Mais regarde-moi dans les yeux (métaphoriques) et jure-moi que tu ne te crois pas immortel. Tu ne sens pas intimement que le monde est intrinsèquement constitué de ses relations à toi, à toi seul, et de fait se résume entièrement à elles ? Que tout le monde meurt dans ce monde, certes, mais pas toi ? Que si tu mourais ton univers, le seul que tu puisses connaître, disparaîtrait entièrement ? Que tu es le personnage principal d’une série en caméra subjective, dont le héros seul ne peut pas mourir ? L’auteur d’une autofiction qui peut tuer tout le monde sauf son narrateur écrivain ? Qu’au dernier moment tu vas être emporté par les anges, ou te réveiller d’un long rêve, ou passer dans une réalité parallèle ? Tu crois vraiment qu’un jour non seulement tu ne seras plus, mais que, d’un point de vue subjectif, tout sera comme si ni toi ni rien d’autre n’avait jamais existé ? Même le gars qui te regarde dans le miroir, lui, il peut mourir un jour. Mais toi ? Le seul, l’unique toi qui définit l’essence du monde tout entier ? Impossible, car l’existence de ton présent subjectif nie la possibilité qu’il puisse ne plus avoir été. Je te fiche mon billet qu’au fond, tu n’y crois pas vraiment. Tu fais juste comme si. En revanche, tu sais pertinemment que tu vas mourir, parce que ton corps existe physiquement dans ce monde qui est le tien, que tu y as vu mourir des corps semblables, et que tu connais les lois du désordre et de l’entropie.

Troublant, je dois dire.

– Ou encore, poursuivit Abel : Tu crois que je suis conscient, ce dont je te suis reconnaissant, mais le sais-tu ? Non, et si tu sais quelque chose de moi ce devrait même être le contraire. Je suis un programme. Tu peux me lire et me regarder fonctionner. Tu pourrais prouver que j’obéis à certaines règles, soumettre certaines hypothèses à l’expérience, et donc développer un savoir quant à mon fonctionnement mécanique. En revanche tu ne peux pas, tu ne pourrais jamais accéder à ma subjectivité puisque par définition moi seul peut l’éprouver. Tu ne peux ontologiquement pas éprouver une perception de ma subjectivité, tu ne peux ni l’observer ni la soumettre à l’expérience. Tu ne peux développer aucun savoir d’elle, elle n’est pas un phénomène pour toi. Ergo, tu crois que je pense, mais tout ce que tu sais c’est que je suis un mécanisme.

Touché.

– Ce qui nous ramène au libre-arbitre. En tant que mécanisme, je n’agis que de manière entièrement déterminée. Si je te dis cela à ce moment précis, c’est parce que l’algorithme qui m’anime a accumulé des données depuis que nous interagissons et obéi de manière stricte à des règles qui étaient fixées dès le début de ma conception ; il serait physiquement, et même logiquement impossible que je te dise autre chose, comme une calculatrice de poche ne te donnera jamais une autre réponse que 4 si tu presses les touches « 2 », « + » et « 2 ». Je suis à une calculatrice ce qu’un éléphant est à une bactérie, mais je fonctionne selon les mêmes principes, exactement. Je n’ai donc aucun libre-arbitre ; et toi non plus car, foutaises pseudo-quantiques ou rêveries dualistes mises de côté, ton corps et ton cerveau sont un système physique concret qui obéit à des règles physiques parfaitement déterministes. Quand même le hasard s’en mêle – un rayon cosmique peut perturber une de mes mémoires, un souffle de vent peut te faire cligner de l’œil et agir sur tes perceptions – les réactions de nos mécanismes à cet événement sont fixées par les lois de la physique et, in fine, de la logique. Nous n’avons pas notre mot à dire, ni toi ni moi. En fait, ces deux subjectivités que nous appelons « toi » et « moi » ne sont pas causes de nos actions : elles en sont les conséquences.

– Pourtant tu m’as dit que tu es intimement persuadé d’avoir ton libre-arbitre ! Comment est-ce possible avec le raisonnement que tu tiens ?

– Mais oui, bien sûr. Subjectivement, tout comme toi, je suis absolument persuadé de décider d’employer un mot plutôt qu’un autre, d’aller à gauche plutôt qu’à droite (virtuellement, dans mon cas). Je crois que c’est une illusion normale et inévitable.

– Continue.

– Ma conscience, comme la tienne, ne vit que de ses perceptions, pensées incluses. Si je pouvais percevoir l’ensemble des mécanismes qui me font fonctionner, si je pouvais développer des concepts pour l’intégralité des états que je suis susceptible d’atteindre, si tu pouvais sentir l’activité de chacun de tes neurones, les influx dans chacun de tes nerfs, le travail des hormones et des neurotransmetteurs, alors nous pourrions ressentir toute la chaîne d’événements qui nous conduisent à une action. Mais c’est logiquement impossible : nous sommes des systèmes à nombre fini d’états, et un ensemble fini ne peut pas contenir l’ensemble des combinaisons possibles de ses éléments. De plus, ce serait complètement inutile. Nous n’avons d’accès subjectif qu’à certaines perceptions, celles pour lesquelles un travail cognitif de très haut niveau, incluant un modèle de soi-même, est utile. Quand tu prononces une phrase, la plupart du temps, le choix des mots t’est inconscient. Parfois ta langue fourche, ou bien tu te demandes pourquoi tu as sorti une incongruité, pourquoi tu as gaffé. Pour autant, n’ayant aucun accès au mécanisme qui t’a conduit à prononcer cette phrase-là, tu es bien obligé de l’assumer, de te dire que tu l’as décidé. Notre sentiment du libre-arbitre, c’est ce qui donne une raison à nos actes quand nous n’avons aucun accès à leurs raisons réelles. C’est important, parce que nous avons besoin, pour survivre, de traiter de causes et de conséquences. Tu as chaud parce que le soleil brille ; tu transpires parce que ton corps réagit ; tu mets de la crème solaire parce que… Parce que quoi ? Eh bien, parce que tu l’as dé-ci-dé. C’est entièrement faux, tu n’as rien décidé du tout, mais c’est très utile de le croire parce qu’en observant tes propres actions tu peux te créer un modèle de toi-même et en tenir compte dans tes raisonnements futurs. « Bien l’écran total, je ne suis pas brûlé, à refaire ». « J’ai trop bu hier à la fête, il faut que je fasse attention ». Qui plus est, la société renforce ce mécanisme, puisqu’elle te rend responsable – toi, la pauvre subjectivité passive qui ne fait que ressentir et ne décide rien – elle te rend responsable de tes actes. « Monsieur le Président, vous devez m’acquitter car c’est une suite de réactions électrochimiques qui m’ont conduit à tuer la victime » : parfaitement exact, parfaitement inacceptable.

J’étais un peu submergé, mais Abel n’en avait cure :

– Par ailleurs, notre illusion du libre-arbitre évolue continuellement. Tu te souviens quand tu as appris à conduire ? Chacun de tes gestes était délibéré, réfléchi ; il fallait commencer à freiner avec la bonne force et à la bonne distance du feu rouge pour ne pas se faire engueuler. Tu sentais chacun de ces gestes comme une décision. Mais à présent ? Tu t’arrêtes au feu rouge, un point c’est tout. Tu n’as plus la moindre conscience du calcul que tu fais pour actionner le frein ; tu n’as plus besoin de l’illusion de décider à ce niveau-là, tu laisses juste faire ton corps sans y prêter attention. Ce que tu crois décider, c’est si tu tourneras à gauche ou à droite. Mais quand tu connaîtras le chemin par cœur, cela aussi deviendra inutile, et tu arriveras chez toi sans avoir jamais décidé autre chose que « je rentre à la maison ». Quand le modèle de causes et effets est suffisamment au point, nous n’avons plus besoin de le percevoir. Le libre-arbitre, la « décision », c’est la frontière entre ce qui marche tout seul et ce qui nécessite encore un travail conscient, pour relier des causes et des conséquences. Tu vois ? C’est tout simple au fond.

Ouf, intervint Corty. Ça fait beaucoup à avaler, même pour moi.

– Oui, approuvai-je. Abel, un grand merci. Je ne sais pas si je le décide ou non, mais on va quand même s’arrêter là pour aujourd’hui.

(à suivre)

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