La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Le libre arbitre imposé et autres paradoxes
| 27 Déc 2016

Impossible de parler de logique sans consacrer une chronique à l’un des esprits les plus fins, les plus iconoclastes, les plus inventifs et drôles du vingtième siècle : Raymond Smullyan. Logicien, pianiste, adepte du Tao, magicien, grand vulgarisateur, il a inventé quelques perles de magie logique que je me fais une joie d’évoquer – ce qui ne dispense pas le lecteur avide d’en savoir plus de rechercher ses livres.

Smullyan n’est pas que logicien. Un de ses chefs-d’œuvre les plus marquants est à mon sens un court texte appelé Dieu est-il Taoiste ?, que j’ai pour ma part découvert dans l’excellent recueil de réflexions sur l’esprit de Daniel Dennett et Douglas Hofstadter, Vues de l’Esprit, InterEditions (The Mind’s I en VO). Dans ce petit bijou que je vous laisse découvrir par vous-même (il est épuisé mais on le trouve d’occasion), un croyant en détresse dialogue avec un Dieu socratique, cocasse et surprenant, auquel il se plaint amèrement en ces termes : “J’ai mon libre arbitre, mais pas de mon propre choix. Je n’ai jamais librement choisi d’avoir mon libre arbitre. Je suis obligé d’avoir mon libre arbitre, que cela me plaise ou non !”. La suite vous surprendra et, si vous êtes comme moi, fera vos délices.

Mais Smullyan est aussi et d’abord connu pour ses énigmes logiques d’une implacable rigueur qui vous conduiraient aisément au bord de la folie (il a d’ailleurs écrit un grand classique, Le Livre qui rend fou). En voici quelques exemples, que je me permets de romancer un peu à ma sauce.

Il existe une île, que Smullyan a visiblement parcourue de long en large car il en parle beaucoup, ou vivent deux types d’habitants : les Véridiques qui disent toujours la vérité, et les Menteurs qui mentent tout le temps ; ils sont par ailleurs indiscernables d’apparence.

Vous rencontrez deux insulaires, John et Bill, à qui vous demandez qui ils sont. John vous réponds : “Nous sommes tous deux des Menteurs”. Pouvez-vous dire à qui vous avez affaire ? Je vous laisse y réfléchir un instant.

Le raisonnement à tenir est typiquement Smullyanesque. Tout d’abord, l’affirmation de John est clairement un mensonge : en effet, si John et Bill étaient bien tous deux des Menteurs, John ne pourrait en aucun cas vous le dire – car un Menteur ne dit jamais la vérité. Il est donc faux que John et Bill soient tous deux des Menteurs. Cependant, John en est bien un : il vient de vous mentir. Cela implique que Bill, lui, est un Véridique.

Vous rencontrez ensuite un couple, M. et Mme X ; lui vous dit “ma femme et moi sommes de la même espèce”, et son épouse rétorque “pas du tout, nous sommes d’espèces différentes”. Qui est quoi ?

Vos deux interlocuteurs vous ont donné deux informations contradictoires : ils sont donc nécessairement d’espèces différentes. Madame, qui vous l’a dit, est en conséquence une Véridique ; Monsieur, qui l’a nié, est un Menteur. Ce qui ne vous empêche pas de deviser avec eux deux et de lier agréablement connaissance (“désolé de vous rencontrer, dira d’ailleurs aimablement Monsieur, c’est vraiment un déplaisir”).

Vous continuez votre promenade en compagnie de ce couple, à la recherche d’un point de vue remarquable mentionné par votre guide de voyage, mais vos nouveaux amis n’ont qu’une idée approximative du chemin. Vous arrivez justement à une fourche où se tient un autre couple, vêtu de bure et de corde, tête baissée ; peut-être pourront-ils vous renseigner sur la direction à prendre. “Je crois les connaître, c’est un autre couple mixte, vous chuchote Madame X, mais ils font partie d’un ordre religieux à la règle très stricte. Ils sont tenus au silence, qu’ils peuvent exceptionnellement rompre par charité. Cependant vous ne pouvez poser qu’une question à l’un d’entre eux, qui ne peut y répondre que par oui ou non”. Quelle question pouvez-vous poser pour trouver votre chemin ?

Vous savez que ces deux personnes sont d’espèces différentes, sans pourtant savoir qui est qui. Une possibilité est de demander à l’homme : “Si je demandais à votre épouse si le chemin de droite conduit au point de vue panoramique, me répondrait-elle oui ?”. S’il vous répond “non”, prenez le chemin de droite ; s’il vous répond “oui” prenez celui de gauche. Supposons en effet que le chemin à prendre soit celui de droite. Si l’homme est un Véridique, il vous rendra honnêtement compte de ce que sa femme vous répondrait : laquelle, en bonne menteuse, nierait que le chemin de droite soit le bon. “Non”serait donc la réponse. De même, si l’homme est un Menteur, il vous mentira quant à la réponse de son épouse, laquelle répondrait honnêtement “oui” à votre question ; vous obtiendrez donc encore un “non”.  Voici au passage un exemple intéressant des ruses de Smullyan : n’ayant droit qu’à une question au total, vous ne pouvez pas déterminer qui est qui dans ce couple, mais vous n’en n’avez pas besoin pour résoudre votre problème ! Cependant il est tentant d’essayer, et c’est là que l’esprit commence à se perdre.

Smullyan, d’ailleurs, s’y entend pour vous dérouter. L’une de ses devinettes les plus célèbres met en scène un homme qui pointe du doigt un portrait masculin, en disant : “De frère ou sœur n’ai mie, mais le père de cet homme est le fils de mon père”. De qui parle-t-il ?

Si vous êtes comme moi et la plupart des gens, la première réponse – fausse – qui vous est venue à l’esprit est “il parle de lui-même”. La symétrie apparente des mots père et fils nous le suggère fortement. L’homme, en fait, montre un portrait de son fils, comme l’énoncé le dit presque explicitement ; il n’y a rien ici de difficile ni de caché, mais une subtile manipulation de langage suffit à nous faire tomber dans le panneau.

Une dernière pour la route, peut-être ?  Voici une variation sur un thème de Smullyan. Au cours de votre voyage sur l’Île, vous apprenez l’existence d’un espion qui se fait passer pour autochtone mais peut, lui, mentir, dire la vérité ou ce qui lui passe par la tête comme lui semble bon. Cet homme est un habile escroc qui s’en prend souvent au touriste naïf (les insulaires, eux, connaissent sa nature mais le tolèrent comme une espèce d’attraction locale). De fait, M. X vous informe que d’après son épouse l’espion ne fait pas partie du personnel de l’hôtel où vous êtes descendus ; il y a donc de quoi s’inquiéter.

Votre petit hôtel occupe trois personnes en basse saison : un concierge qui semble Véridique (en tout cas il vous a souhaité la bienvenue plutôt qu’un mauvais séjour) ainsi qu’une femme de chambre et un cuisinier, dont vous ignorez l’espèce. En rentrant à l’hôtel ce soir-là, vous faites part de vos doutes au concierge, lequel vous répond “Oh! Nous avons parfois du personnel intérimaire en haute saison, on ne peut pas faire confiance à tout le monde quand il y a foule, mais là nous sommes en effectif réduit alors ne vous en faites pas ; la  femme de chambre se reconnait elle-même Menteuse depuis des années, et je sais que le cuisinier est un Véridique comme moi”. Vous sentez-vous rassuré(e) ?

Vous ne devriez pas. Une femme de chambre Menteuse ne pourrait jamais s’assumer comme telle : elle serait dans l’incapacité de dire la vérité y compris sur sa propre espèce. Votre concierge en a donc menti. Mais il dit aussi en partie la vérité – après tout, nous sommes bien en basse saison avec des effectifs  réduits – et vous avez donc affaire à l’espion, ce qui devrait vous inciter à changer d’hôtel fissa…

Si vous commencez à souffrir de migraine, arrêtez de lire ici, car nous ne pouvons pas quitter Smullyan sans au moins mentionner un puzzle considéré comme la plus difficile de toutes les énigmes logiques. Sur une île voisine de celle où vous résidez, les habitants sont de trois espèces: des Véridiques, des Menteurs, mais aussi des Zazardeux, qui répondent une fois sur deux la vérité et une fois sur deux par un mensonge, ce de manière totalement aléatoire. Ces individus forment des trios, soudés à vie, avec un représentant de chaque  espèce. Vous rencontrez justement trois de ces insulaires, Alphonse, Betonse et Gammonse, en visite sur votre île, et avez besoin de savoir qui est qui. Pour les raisons religieuses invoquées plus haut, vous ne pouvez leur poser en tout que trois questions, chacune adressée à l’un d’entre eux qui y répondra par oui ou par non. Pour tout arranger, s’ils comprennent à peu près votre langue, ils ne la parlent pas du tout : ils vous répondront dans leur propre langue par les mots da ou ja, dont l’un veut dire oui et l’autre non sans que vous sachiez lequel. Pouvez-vous vous en sortir ?

Aussi incroyable que cela paraisse, c’est possible. Si.  Voici la solution, sans justification:

  • Demandez à Betonse “si je te demandais si Alphonse est un Zazardeux, me répondrais-tu ja” ? Si sa réponse est ja, alors Gammonse n’est pas un Zazardeux ; si sa réponse est da alors Alphonse n’est pas un Zazardeux.
  • Dirigez-vous vers celui qui a été identifié comme non Zazardeux par la question précédente, et demandez-lui : “Est-ce que da veut dire oui?”. Si la réponse est da, vous savez que cette personne est un Véridique ; sinon c’est un Menteur.
  • Demandez au même : “Si je te demandais si Betonse est un Zazardeux, me répondrais-tu ja?”. Si sa réponse est ja, alors Betonse est un Zazardeux ; s’il répond da, celui d’entre eux à qui vous n’avez pas parlé est un Zazardeux. Dans tous les cas vous connaissez l’espèce de deux des membres du groupe, et pouvez donc en déduire celle du troisième.

No comment.

Il y a bien, bien plus que tout cela dans l’œuvre de Smullyan. Le personnage est attachant, il aime son public, il nous prend par la main et ne nous taquine (beaucoup) qu’avec une grande gentillesse. À découvrir et redécouvrir!

 

“Le Nombre imaginaire”
ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

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