Il y a quarante ans, l’écrivain et journaliste argentin Rodolfo Walsh mourait dans une rue de Buenos Aires, tué par les soldats de la junte militaire. Pourtant, de septembre 2010 à janvier 2012, il sembla revivre via un compte Twitter.
Que se serait-il passé si le journaliste et écrivain argentin Rodolfo Walsh (1927-1977), durant son enquête sur les exécutions des militants péronistes à la décharge de José León Suárez, le 9 juin 1956 [1], avait eu accès aux outils numériques d’aujourd’hui, comme Twitter, les blogs ou Facebook ? C’est cette hypothétique question qui conduisit Álvaro Liuzzi, journaliste et spécialiste des narrations transmédias en Argentine, à mener, à partir du 9 septembre 2010 jusqu’à fin 2011, un vaste projet narratif multimédial. L’idée-clé de l’entreprise ? Tweeter au nom de Rodolfo Walsh : à la première personne et en temps réel.
Le « Projet Walsh » comprend un site web, les comptes Twitter @RodolfoWalsh (2753 abonnés) et @proyecto_walsh (135 abonnés), ainsi que la page Facebook Proyecto Walsh (1673 abonnés). Dès le 9 septembre 2010, le propriétaire du compte Twitter @RodolfoWalsh se fait passer pour le journaliste argentin assassiné il y a quarante ans : « je travaille mon style et l’adapte à 140 caractères ».
practicando mi escritura y adaptándola a 140 caractéres
— Rodolfo Walsh (@rodolfowalsh) September 9, 2010
Le « Projet Walsh » met en œuvre une narration transmédiale, où chaque média a sa propre utilité :
– le site internet contextualise l’enquête dont le livre Opération Massacre (1957) s’était fait l’écho, en livrant une chronologie, des textes, des images historiques, des extraits de films, la lecture d’un chapitre par Rodolfo Walsh, etc. ;
– la page Facebook cherche à diffuser les informations et à échanger avec les internautes ;
– le compte Twitter @proyecto_walsh fonctionne comme méta-instance car se faire passer pour un personnage historique de la trempe de Rodolfo Walsh n’était pas une mince affaire :
« Au début du projet, les gens ne comprenaient pas très bien, ils furent nombreux à nous insulter, ils nous disaient “comment allez-vous faire parler un mort ?”, “comment osez-vous ouvrir un compte Twitter au nom de Rodolfo Walsh ?”, mais ensuite, en constatant qu’il s’agissait de citations extraites mot pour mot du livre Opération Massacre, […] ils ont commencé à comprendre et à rétro-alimenter le projet, à interpeler [Walsh] directement : “fais attention à ceci”, “il peut y avoir une piste dans tel lieu” ; c’est-à-dire qu’ils sont rentrés dans la dynamique qu’on leur proposait. Et alors, lui aussi, il répondait, enfin, moi, je répondais… c’était un peu schizophrène d’utiliser deux comptes Twitter. Mais tu commençais à comprendre ce que le public voulait t’insinuer, et donc tu répondais avec l’autre compte, en leur disant : ‘n’oubliez pas qu’il ne faut pas révéler le contenu’. » [2]
Aquí está, después de un año de trabajo Operación Masacre salió de imprenta (Foto) pic.twitter.com/qDe4b3U1
— Rodolfo Walsh (@rodolfowalsh) December 16, 2011
« Et voilà, après un an de travail, Opération Massacre vient de sortir de l’imprimerie (Photo) », annonce le Tweet du 16 décembre 2011, soit deux jours avant la fin du « Projet Walsh ».
Publier pendant toute une année et en temps réel l’avancement de l’enquête, tenter de retrouver le tempo de la recherche, décompresser, pour ainsi dire, Opération massacre, le premier roman de non-fiction, et faire percevoir la temporalité inhérente à l’enquête, tel était l’(en)jeu. Plus qu’un hommage ou une commémoration, le « Projet Walsh » fonctionne comme méta-hommage, car si Rodolfo Walsh a fictionnalisé certains faits, dialogues et traits des personnages dans Opération massacre, Álvaro Liuzzi en a fait de même avec l’enquête et la vie menées par Rodolfo Walsh en 1956/57.
Alimenter un tel projet durant toute une année sur Twitter suppose d’adapter le discours aux usages de ce réseau social : répondre aux autres usagers, les remercier d’avoir partagé le projet, poser des questions pour inciter le public à participer et à interagir, etc. Or, Álvaro Liuzzi alias Rodolfo Walsh était censé tweeter depuis 1956/1957, et non depuis 2010/2011, d’où une remise en contexte permanente :
escuché que Japón y Unión Soviética firmaron Declaración Conjunta restableciendo relaciones diplomáticas, alguien sabe algo? #proyectowalsh
— Rodolfo Walsh (@rodolfowalsh) October 19, 2010
« Il paraît que le Japon et l’Union Soviétique ont signé une déclaration commune rétablissant les relations diplomatiques, qn sait qc ? », Tweet du 19 octobre 2010.
Mais Twitter ne serait rien sans les commentaires sur la vie quotidienne, sans ces flots constants de faits non-transcendants, sans ce besoin incessant de se montrer se montrer présent pour l’attention du public : c’est la logique inhérente au support. Il faut donc fictionnaliser à partir des données connues, afin que @rodolfowalsh puisse publier davantage : sur la ville de La Plata et ses filles, sur la boisson alcoolisée du moment, sur son travail de correcteur, sur sa fascination des échecs, sur son envie d’écrire un roman sans trop savoir sur quoi… sans oublier les photos, bien sûr. Mais comment remplir de photos une année entière si l’on ne dispose que de quelques archives mineures, et ce malgré celles fournies par la famille de Rodolfo Walsh ?
ordenando papeles viejos encontré mi antiguo Carnet Naciona de Periodista http://twitpic.com/2mmt22
— Rodolfo Walsh (@rodolfowalsh) September 9, 2010
« J’ai pris la liberté de prendre des photos, bien que le noyau dur reste la citation textuelle, je trouvais bien de mettre la photo d’un café, quelque chose de plus détendu. Quelque chose de plus de ce monde. […] Probablement qu’à telle heure, il était en train de dîner et de poster une photo. Il s’agissait de rendre son utilisation de Twitter plus proche de celle d’un usager ordinaire. Parfois aussi, nous sommes allés chercher les images susceptibles d’illustrer telle ou telle citation […] histoire de rendre le récit plus visuel. » [3]
Querían foto? Rica la hesperidina! #proyectowalsh http://twitpic.com/3kdg5p
— Rodolfo Walsh (@rodolfowalsh) December 28, 2010
Calor intenso, vaso de hesperidina y textos por toda la mesa. Así comienza mi 1957 #proyectowalsh
— Rodolfo Walsh (@rodolfowalsh) January 4, 2011
Ce « Projet Walsh » fait donc en quelque sorte parler les morts : bien que les usagers de Twitter sachent parfaitement que Rodolfo Walsh n’est plus parmi nous, la translation vers les médias digitaux mène instantanément à l’actualisation de son enquête et lui confère un second souffle. De fait, ce projet a souvent été utilisé comme support pédagogique dans les écoles, ou par des organisations argentines de défense des droits de l’homme et divers organismes travaillant sur la mémoire. Grâce à l’accueil favorable de cette première expérience, d’autres projets de narrations transmédias ont vu le jour, comme Malvina 30 (créé en 2012, à l’occasion du 30e anniversaire de la Guerres des Malouines), ou plus récemment El cruce de los Andes (pour la commémoration des 200 ans de la traversée des Andes par le libertador San Martín, parti se battre pour l’indépendance de l’Argentine, du Chili et du Pérou). A-t-on inventé là une nouvelle façon d’écrire l’Histoire ?
Gianna Schmitter
[1] Voir Paco Ignacio Taibo II, « Rodolfo Walsh en 36 vignettes », vignette n°9.
[2] Álvaro Liuzzi, propos recueillis et traduits par Gianna Schmitter, le 24 octobre 2016 à La Plata, Argentine.
[3] Toutes les photos sont issues du Projet Walsh ©Álvaro Liuzzi.
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