Encore un roman fleuve et un spectacle au long cours : Jean Bellorini adapte et met en scène Les Frères Karamazov de Dostoïevski dans la carrière de Boulbon. Il y a des rails et des chariots, comme à la mine, quatorze acteurs dont un enfant. Souvent, ils parlent trop fort dans les micros et ce n’est pas grave. Pendant près de six heures, les corps travaillent, fatiguent, transpirent. Sans écrans témoins, sans cinéma, à mains nues, face aux spectateurs. Loin de la géniale sophistication des Damnés dans la Cour d’honneur et du savoir-faire consensuel de 2666 à la Fabrica, Les Frères Karamazov est un formidable spectacle prolétaire, une extension du domaine de la lutte au théâtre.
Pour s’attaquer à Dostoïevski, Jean Bellorini, directeur du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, n’a pas la rage d’un Vincent Macaigne qui monta, ou démonta, un Idiot mémorable en 2009. Mais il a l’énergie, la troupe, et un amour du roman qui passe par un respect entier de la traduction d’André Markowicz qu’il utilise [1].
Au pied de la paroi de pierres blanches donc, des rails et des tréteaux sur roues ; plus des cabanes transparentes et une maison qui tient de la baraque de chantier, avec un long toit plat où grimper. Jean Bellorini, dans un entretien réalisé par Marion Canelas et publié dans le programme, évoque une lecture publique en 2008 par Patrice Chéreau, du Grand Inquisiteur, l’un des chapitres du roman. C’est là qu’est né son désir d’adapter Les Frères Karamazov à la scène : “C’était la première fois que je comprenais qu’on pouvait assumer la question de la religion tout en parlant de l’Homme.”
Ce chapitre, joué avant l’entracte est aussi le sommet du spectacle. Sur le toit, Ivan (Geoffroy Rondeau), l’intello désabusé, raconte à Aliocha (François Deblock), le petit frère idéaliste, ange ambigu dans sa longue robe rouge de moine, une histoire qu’il a imaginée. La rencontre, à Séville au XVIe siècle, entre Jésus revenu sur terre et le vieux cardinal inquisiteur. Qui s’apprête, en toute connaissance de cause, à envoyer le Christ au bûcher : “Pourquoi donc aujourd’hui viens-Tu nous déranger ?” lui lance le vieillard, qui lui reproche amèrement d’avoir voulu libérer les hommes des “trois forces” capables de les maintenir asservis et heureux, “le miracle, le mystère et l’autorité” . Et l’Inquisiteur d’enfoncer le clou : “Tu voulais une foi qui soit libre et non pas miraculeuse. Tu voulais un amour qui soit libre, non les exaltations esclaves d’un prisonnier devant un pouvoir qui l’a terrorisé à tout jamais. Or, là encore, Tu as surestimé les hommes, puisque, bien sûr, ce sont des prisonniers, même s’ils sont rebelles”. Dès lors, “nous avions le droit de prêcher le mystère et d’enseigner aux hommes que ce qui importe n’est pas le libre arbitre de leur cœur, et pas l’amour, mais le mystère, auquel ils n’ont qu’à se soumettre aveuglément, fût-ce à l’encontre de leur conscience […]. Nous arriverons à les convaincre qu’ils ne deviendront libres qu’au moment où ils renonceront pour nous à leur liberté et ils se soumettront.”
Quel usage faire de Dieu ? Sur la terrasse, sous les étoiles, Ivan s’enflamme, et tels Aliocha, attentif et terrifié, on écoute, comprend, ressent, rejette, comme si chaque mot de Dostoïevski s’inscrivait dans une nuit au présent.
Si le spectacle de Bellorini restitue l’essentiel de la puissance du roman et de son actualité, ce n’est pas seulement grâce à la pertinence des morceaux choisis. Dans l’entretien déjà cité, le metteur en scène explique son intention : “L’enjeu de l’adaptation est de rendre le récit fluide pour qu’il nous transperce tout en conservant le chaos qu’il charrie. La construction dramaturgique permet de basculer du récit épique, portés par les personnages clairement incarnés, à des moments métaphysiques, verticaux, paroxystiques. De la fresque structurée comme un feuilleton policier, à l’éblouissement poétique.”
Pour les acteurs, fluidité et incarnation sont bien au rendez-vous : personne n’est intimidé par son personnage, certains osent même de drôles de choses avec, ainsi Clara Mayer qui joue Grouchenka, la jeune femme que convoitent à la fois le vieux Karamazov (Jacques Hadjaje) et Dimitri son fils aîné (Jean-Christophe Folly). Manipulatrice un peu prostituée, un peu usurière, Grouchenka n’est pas une figure très sympathique ; l’actrice l’humanise en la rendant si possible encore plus odieuse, la tirant vers une surprenante vulgarité contemporaine.
Impossible par ailleurs d’assurer : les personnages de Dostoïevski sont, sinon trop complexes, du moins trop contradictoires pour supporter une interprétation univoque. Il faut les travailler et les acteurs de Bellorini, on l’a dit, ne rechignent pas à la tâche. Et quand les mots ne suffisent pas, reste la musique : à peu près tous savent chanter ou jouer d’un instrument, bien.
Certains conservent aussi une place dans le spectacle, même quand ils ne jouent pas. Dans sa misérable maison transparente côté jardin, Sneguiriov (Mathieu Delmonté), le père du petit Ilioucha (en alternance Raphaël Bredèche ou Lévie Davêque), rumine en silence l’humiliation de s’être fait tirer la barbe par Dimitri. S’il est là, tel un chapitre qui resterait ouvert tandis que les autres chapitres se déroulent, c’est parce que l’histoire du père humilié et de l’enfant souffre douleur de ses petits camarades, est un des points d’appui de la représentation. Ilioucha, dont l’enterrement clôt le spectacle comme le roman, n’est pas seulement la victime. Il est aussi celui qui se défend, répond aux jets de pierre, mord Aliocha. Il venge tous ces autres enfants dont Ivan dénonce l’atroce condition, fouettés, torturés, déchiquetés, en un glaçant florilège d’horreurs, qui finit par arracher non seulement les larmes mais la colère d’Aliocha.
Un autre personnage d’enfant est l’objet des attentions du metteur en scène. Kolia, joué cette fois par un adulte (Jules Garreau), a 13 ans et se dit “socialiste”, le mot chez Dostoïevski est plus porteur d’espoir, ou de naïveté positive, que de raillerie, mais certains spectateurs, c’est plus fort qu’eux, ont quand même du mal à se retenir quand il est prononcé. Kolia soutient, avec Aliocha, de longues discussions qui ramènent de la lumière dans le chaos et contribuent à réintégrer chacun dans une communauté humaine que symbolise la dernière image – tous ensemble (et tous les acteurs déjà cités plus Karyll Elgrichi, Camille de la Guillonnière, Blanche Leleu, Teddy Melis, Marc Plas, Hugo Sablic et Michalis Boliakis), serrés dans le même radeau.
René Solis
[1] Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, traduit du russe par André Markowicz, Actes Sud/Babel, 2002.
Karamazov d’après Dostoïevski, mise en scène de Jean Bellorini, jusqu’au 2 juillet à la Carrière de Boulbon.
Le spectacle sera diffusé en direct (avec léger différé) sur ARTE concert le 17 juillet à 22h10 et sur ARTE le 22 juillet à 22h30.
En marge du spectacle :
Ateliers de la pensée : Dialogue artistes-spectateurs avec Jean Bellorini et l’équipe de Karamazov, le 14 juillet à 17h30, site Louis Pasteur de l’Université d’Avignon.
Nef des images : Tempête sous un crâne d’après Victor Hugo, mise en scène Jean Bellorini (2011), le 20 juillet à 11h, église des Célestins ; Karamazov d’après Fiodor Dostoïevski, mise en scène Jean Bellorini (2016), le 20 juillet à 15h, église des Célestins.
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