Série polaire au Spitzberg/Svalbard, loin des Jeux Olympiques…
Ruiniforme (adjectif) : en géologie, désigne ce qui a pris l’aspect d’une ruine sous l’action de l’érosion.
À l’extrémité du Sassenfjorden, prolongement de l’Isfjorden, au Spitzberg, c’est-à-dire en Arctique pour le dire carrément, le Tempelfjorden est le refuge de milliers d’oiseaux qui viennent chaque été y nicher, rarement troublés – mais sans doute est-ce déjà trop – par les rares passages de navires de croisière ou les manips des chercheurs et étudiants de l’université de Longyearbyen.
Ce fjord de 14 kilomètres de long, en partie recouvert par les glaces dans sa terminaison, a été nommé ainsi en écho à la sombre montagne qui le surplombe: abrupte accumulation sur 766 mètres de haut de couches alternées de schistes, de calcaires et de roches siliceuses, que le vent comme la glace ont pendant des millions d’années entaillé en saillies, contreforts et tours gigantesques, séparés par de profonds couloirs d’éboulis (de l’ancien français esboeler, « éventrer, retirer les boyaux »).
Si l’érosion a certes patiemment façonné les parois de cette montagne, ce sont bien les hommes et leur imagination qui l’ont comparée aux ruines d’une immense cathédrale gothique, d’où le nom Templet lui ayant été attribuée; une cathédrale voire un temple naturel, sépulcral, où de légendaires Hyperboréens auraient pu danser et chanter les hymnes d’Apollon aux sons cristallins de lyres englacées.
Hélas, pas de mythes ici. Sur les cartes, l’acte de baptême a été enregistré sans solennité en 1927 par décision administrative du juriste danois Kristian Sindballe (1884-1953), éminent professeur de l’Université de Copenhague, pas un géologue ni un explorateur pantoute – pour la poésie on n’en sait rien –, mais officiellement désigné par le gouvernement norvégien comme le Commissaire du Svalbard (Svalbardkommissæren). C’était, pour le dire autrement, le fonctionnaire chargé d’examiner et d’enregistrer les revendications de propriétés foncières sur ce territoire arctique dont la souveraineté venait, quelques années plus tôt, d’être accordée à la Norvège lors du traité de Paris en février 1920 (avec entrée en vigueur en 1925 seulement); l’homme, autrement dit, qui devait faire porter la loi norvégienne sur le cadastre d’un archipel encore très sommairement cartographié; un authentique Don Quichotte notarial avec des engelures au cerveau. On a échappé au pire, heureusement que cette foutue montagne ne ressemblait pas à un baba au rhum sinon… Et dire qu’avant ce traité, le Spitzberg/Svalbard, reconnu Terra Nullius, ne relevait d’aucune juridiction, d’aucune puissance, d’aucune foi, et chacun y était libre de s’installer pour tenter de survivre; survivre sous les aurores parmi les renards et les rennes, à bouffer du lichen ou de la viande de baleine, et finir rapidement scorbutique, congelé ou dévoré par les ours.
Traité du Spitzberg, extrait de l’Observatoire Arctique: « Le Traité reconnaît la pleine souveraineté de la Norvège sur l’archipel du Spitzberg (article 1). Il reconnaît également aux navires et ressortissants des parties contractantes au Traité le droit de pêche et de chasse dans ces îles et leurs eaux territoriales, la Norvège étant chargée de prendre les mesures permettant d’assurer la conservation et la reconstitution de la faune et de la flore dans ces îles (article 2). Une liberté d’accès et de relâche ainsi que d’exploitation industrielle et minière leur est également reconnue sous réserve du respect des lois et règlements. Les impôts, taxes et droits perçus devront être consacrés exclusivement à la région telle que définie dans le statut. La loi du Svalbard a été promulguée en juillet 1925. Les droits privé et pénal norvégiens s’appliquent au Svalbard ainsi que les procédures. Le texte prévoit les domaines de compétence de la Norvège qui comprennent en particulier la navigation maritime, l’aviation, la propriété industrielle, les activités minières, la chasse, la pêche et les autres activités économiques… »
On le voit, l’exploration de l’Arctique par des pionniers en vestes fourrées a vite cédé la place à l’exploitation de l’Arctique par des fonctionnaires en costume cravate, sans rien dire des pauvres gars au fond des mines de charbon… Bref, on a cessé de rigoler depuis longtemps au Spitzberg. Tout est cadré, normé, balisé, cartographié, rationnel, protégé, on veut même nous faire croire qu’il est interdit d’y mourir – cet hybris! – mais les lois modernes, en vigueur depuis un siècle, n’ont que peu entamé les impitoyables forces de la Nature. Or, si elles demeurent insensibles aux vanités humaines, la pollution et l’effet de serre sont maintenant parvenus à ne les plus laisser de glace. Question: que deviennent les montagnes ruiniformes à l’ère de l’anthropisation catastrophiste?
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