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Projections
| 18 Nov 2016

Lignes de métal ; plans gris ; plans noirs ; sol ; murs blancs ; lignes tracées, creusées ou collées ; un vocabulaire formel si simple qu’on se dit que, finalement, tout est dans le titre choisi par Lucie Le Bouder pour sa troisième exposition personnelle à la galerie 22,48m2 : POINT BARRE.

Un titre qui sonne comme une fin de non recevoir. Plus implacable que “point à la ligne”, qui suggère une suite, la poursuite possible d’un dialogue, “point barre” pose un terme, des bornes définitives à l’espace qui s’était ouvert. Mais c’est cet excès même qui le rend suspect. “Point barre” prétend qu’il n’y a rien d’autre à voir que ce qu’on nous a déjà montré. D’ailleurs, on l’accolerait sans mal à la tautologie célèbre de Frank Stella : What you see is what you see. Tout ce qu’il y a à voir est ce que vous voyez… point barre. Mais est-ce bien vrai ? Est-ce que, dans l’exposition de Lucie Le Bouder, il n’y a vraiment à voir que ce qui se donne à (la) première vue, à savoir des lignes et des plans, des gris et des blancs, des noirs aussi ? Certains indices nous mettent sur la voie du doute. Par exemple, ce jaune éclatant qu’on n’apercevait pas en entrant dans la galerie et que l’artiste a dissimulé au revers d’un mur si blanc qu’il semblait au-delà de tout soupçon. C’est précisément quand on pensait avoir tout vu que ce mur jaune nous surprend, attaque optique que rien n’annonçait et qui triomphe : point barre, certainement pas ! L’exposition n’a pas dit son dernier mot et elle exige qu’on y revienne.

Lucie Le Bouder, Scene #8, 2016, ruban adhésif sur papier 29,7 x 21 cm. Courtesy Galerie 22,48m2

Scene #8, ruban adhésif sur papier 29,7x21cm. Courtesy Galerie 22,48m2

Alors on regarde à nouveau les lignes, les plans, le sol, les murs, on les questionne et on comprend qu’un principe unit les œuvres rassemblées ici : toutes ont partie liée à un dispositif de projection – qu’elles en résultent ou qu’elles l’instituent.

Ainsi les compositions au ruban adhésif sur papier de la série Scene superposent des plans dessinés selon une projection axonométrique (cette projection parallèle qui, en évitant les effets de diminution et de récession de la perspective à projection centrale, place les formes dans un espace abstrait où les directions sont abolies).

Projection aussi, mais d’un autre genre, du côté des fines structures métalliques de la série Arase, qui s’élèvent et tiennent par la grâce d’un mystérieux équilibre. Pas de socles ou d’attaches pour les retenir au sol et assurer leur maintien, seulement des plans colorés – plaques de plâtre gris sombre et peinture noire appliquée au sol. L’artiste nous apprend que les contours de ces plans ont été dessinés à partir des ombres projetées au sol par les structures métalliques aux différentes heures du jour.

Lucie Le Bouder, Arase, 2016, installation in situ, acier, peinture, plaques de plâtre. Courtesy Galerie 22,48m2

Arase, installation in situ, acier, peinture, plaques de plâtre. Courtesy Galerie 22,48m2

Projection encore, avec Surface en blanc et jaune #2 : là, des bandes métalliques au revers jaune sont alignées contre un mur et y font errer une lumière diffuse. Encore une fois, la couleur était cachée, l’éclat dissimulé au revers des apparences.

Lucie Le Bouder, Surface en blanc et jaune #2, détail, 2016, Acier inoxydable, peinture aérosol 100 x 195 cm. Courtesy Galerie 22,48m2

Surface en blanc et jaune #2, détail. Acier inoxydable, peinture aérosol 100x195cm. Courtesy Galerie 22,48m2

On pourrait définir la projection – qu’elle soit lumineuse ou géométrique, optique ou mathématique – comme une manière de déplacer le visible. La projection transporte. Mais elle transforme aussi. En atteste, l’anamorphose, perspective que Jurgis Baltrušaitis disait “dépravée”, perspective qui fait naître des monstres et des aberrations plutôt que des formes aux contours raisonnables, mais perspective tout de même. Pas de monstres chez Lucie Le Bouder, pas d’aberrations manifestes, mais de légers troubles instillés l’air de rien.

Des bandes de métal serrées et droites comme les grilles d’une cage se dédoublent en un spectre vif, un fantôme coloré et incertain ; des lignes voient leur ombre matérialisée par des plans, la projection devenant prétexte d’une extension du domaine de l’obscur et l’ombre jouant à être l’antithèse de l’objet qu’elle dédouble : ce qui était vide y est plein, ce qui était traversant est impénétrable, ce qui était léger est soudain lesté d’une gravité qui cloue au sol. À bien y regarder, il y aurait presque quelque chose d’effrayant dans ces formes qui semblaient si inoffensives. On aurait presque peur de ces plans noirs qui ouvrent des précipices dans le sol qu’on croyait stable. Craignant de tomber, on s’éloignerait légèrement du bord tout en se demandant si ce que propose Lucie Le Bouder ce n’est pas une géométrie à l’usage de ceux qui veulent faire chanceler les mondes plutôt que de les ériger.

À voir jusqu’au 22 décembre 2016, Lucie Le Bouder, POINT BARRE, galerie 22,48m2, 30 Rue des Envierges, 75020 Paris. Ouvert du mercredi au samedi, de 14h à 19h.

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