La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

12 – Mardi 16 mai, 20 heures
| 12 Juil 2022

L’enquête a pris du retard. Nous n’avons pu interroger les Brésiliens que ce matin. Leur audition n’a rien donné de probant. Ce sont deux imbéciles, des escrocs à la petite semaine qui n’avaient aucunement conscience de la valeur de la toile qu’ils avaient volée. Ils comptaient revendre le tableau au marché noir afin de rembourser leurs frais de voyage. Ils espéraient tirer 3000 euros de ce qu’ils considéraient simplement comme une vieillerie. Au Brésil tout objet européen un tant soit peu ancien suscite la convoitise des nouveaux riches. La demande est importante et concerne aussi bien les théières en argent, les meubles kitsch des années 70 que les toiles jaunies par le temps.

Dans son ignorance Ronaldo croyait avoir affaire à un peintre de l’entre-deux guerres. Environ, a-t-il ajouté devant le regard incrédule des deux policiers qui l’interrogeaient. Au moins celui-ci savait-il qu’il y avait eu deux conflits mondiaux au XX° siècle. Nous avons appris au passage que Ronaldo n’a jamais travaillé pour le ministère de la culture. Il est chanteur de bossa nova dans un cabaret miteux de Copacabana. Son acolyte, Raoul, en revanche ne nous a pas menti: il s’est inscrit au chômage après avoir exercé une foule de petits métiers comme professeurs de gymnastique ou plutôt coach dans une salle de sport des environs de Niteroi. Il a été longtemps plagiste à Ipanema: il s’occupait d’installer matelas et parasols pour les heureux de ce monde. Rien de très reluisant en somme. J’oubliais de préciser qu’il complétait des fins de mois souvent compliquées en se prostituant. C’est ainsi qu’il connut Ronaldo. Savoir s’ils se sont mariés par amour est difficile à établir. L’interrogatoire, pourtant serré, n’a pas permis d’éclairer ce point.

Toujours est-il qu’ils formaient un couple uni lorsque Jo les rencontra. C’était au printemps dernier, l’automne dans cette partie du globe. L’artiste achevait une tournée en Amérique du Sud. Jo qui l’avait accompagné à Recife, Salvador, San Paulo et enfin Rio refusa de poursuivre plus loin la tournée des grandes villes. Visiter le Pérou ne l’intéressait pas. Le tango argentin l’ennuyait. Quant à la Bolivie, il ne savait au juste où ce pays se trouvait sur la carte. Il demeura donc à Rio deux semaines dans l’attente de son vol de retour. Après avoir écumé les endroits chics et renommés, clubs prestigieux, restaurants gastronomiques, bars à cocktails branchés du quartier de Leblond, Jo se tourna vers ces caves où l’on écoute de la musique pour pas cher et qui ne sont répertoriées par aucun guide.

L’alcool pas plus que les chansons n’y sont de première qualité mais on y jouit d’une atmosphère chaleureuse loin des hordes de touristes qui ont rendu Rio méconnaissable. Et puis on s’y amuse, a ajouté Ronaldo en jetant un clin d’œil complice à l’officier de police chargé de l’interroger, un jeune homme prometteur et bien fait de sa personne comme n’a pas manqué de le remarquer le Carioca. Pour un peu il se croyait dans un claque, m’a raconté cet officier peu habitué aux manières et aux mœurs du nouveau monde. Quant à sa collègue, une femme que j’apprécie pour son sérieux et son dévouement, elle est restée transparente tout au long de l’audition: Ronaldo et Raoul ne l’ont pas gratifiée du moindre regard.

Aucun des deux n’avaient conscience des charges qui pèsent sur eux. Ils croyaient probablement reprendre l’avion au sortir du commissariat. Ils dorment ce soir sous les verrous. Brasilia n’a pas encore demandé leur extradition. Dans son innocence le couple s’imaginait qu’un coup de fil de Jo le sortirait de ce mauvais pas. Le producteur de l’artiste devait avoir des relations haut placées. Et la propriété, avec son luxe et sa grandeur, où ils avaient posé leurs bagages le samedi 9 avril, les avaient suffisamment impressionnés pour confirmer leurs espoirs. Le fait d’avoir volé Balda leur paraissait chose négligeable ou commune. C’est peut-être une façon de se dire au revoir au Brésil. Emporter une serviette, un rasoir ou un tableau serait là-bas une marque d’affection.

Jo n’a pas répondu à leur appel pas plus qu’à ceux de la police. Jo justement qui s’était extasié un soir d’automne à Rio sur la voix de Ronaldo de la même manière qu’il avait admiré le talent du jeune Kurz dans le vestiaire d’un club de foot de Lens. De là à penser que Jo n’y connaissait rien en musique pas plus qu’en peinture, il n’y a qu’un pas que seul le génie de l’artiste nous interdit de franchir. Sans Jo, qui aurait parié un penny sur lui? Ébloui par les ritournelles rythmées de notre Brésilien, le producteur lui avait promis un pont d’or s’il tentait sa chance à Paris où l’on adule les timbres moelleux et langoureux.

Le hasard voulut que Ronaldo et Raoul débarquent à Rambouillet le jour où il y avait fête. C’était super, a précisé Raoul. La fête avait tourné à l’aigre dès le lendemain avec la nouvelle du vol. On a tout de suite senti que nos chances de succès avaient fondu comme neige au soleil. Jo ne nous parlait plus. On existait à peine. Encore une veine qu’il ne nous ait pas mis à la porte. Les deux tourtereaux n’en finissaient pas de se plaindre. Ils se posaient en victimes. Ils n’étaient pas loin d’accuser Jo de les avoir trahis. Mais Jo n’a pas réapparu.

L’enquête qui peut maintenant écarter la piste brésilienne ou latino-américaine va devoir se pencher d’un peu près sur les agissements du producteur de musique. Et commencer par se demander si Jo Baldaturian ne cache pas quelqu’un d’autre.

 

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