“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
La glorieuse incertitude du sport – voici, en cas de défaite, de quoi rasséréner les aficionados férus d’uchronie réparatrice. Ah, si les poteaux avaient été ronds et non carrés lors de la finale de la coupe d’Europe des clubs champions de 1976 opposant Saint-Etienne au Bayern de Münich ! Ah, si Zizou avait conservé son calme face à Materazzi en finale de Coupe du Monde ! D’accord on a perdu, mais dans ces univers parallèles-là, on a tout de même gagné !
Pour consolatrices qu’elles soient, ces spéculations sont le plus souvent bien vaines ; il est cependant intéressant de se demander si l’on peut un peu mieux quantifier le rôle du hasard dans le sport. Un champion l’est-il uniquement de par ses capacités propres ? Ou bien la chance intervient-elle aussi, et à quel niveau ? Usain Bolt, qui est décidément notre mascotte pour le moment, est indéniablement un phénomène. Pour autant, la chance joue-t-elle un rôle dans ses résultats ?
Il n’est pas très difficile de s’en faire une idée. Aux Jeux Olympiques de 2012, par exemple, Bolt gagna la finale du 100m messieurs avec plus d’un dixième de seconde d’avance sur le second, son compatriote Yohan Blake. Victoire sans appel donc, non ? Blake n’avait semble-t-il aucune chance de l’emporter ?
Eh bien, de manière surprenante, ce n’est pas si vrai que ça. En effet, aussi bien Usain Bolt que ses rivaux montrent des performances assez variables en compétition, même quand l’enjeu est important. On peut étudier les temps obtenus lors de chaque compétition internationale dans laquelle l’athlète s’est illustré. Même si Bolt semble rester invariablement sous les 10 secondes, l’amplitude entre son meilleur temps (le record du monde actuel) et le “pire meilleur temps” de son palmarès est de l’ordre de quatre dixièmes de secondes ; elle est plus élevée encore chez Yohan Blake (plus jeune de trois ans, il faut le noter). Certes ces variations traduisent entre autres le gain d’expérience des athlètes en début de carrière, mais elles restent assez nettes par la suite.
On peut alors opposer Usain Bolt et Yohan Blake en course virtuelle, en comparant deux à deux les temps qu’ils ont homologués lors de différentes compétitions internationale. On trouve très facilement une dizaine de temps au cent mètres pour Bolt (lequel brille aussi au 200m) et une douzaine pour Blake. Une course virtuelle oppose les deux athlètes en attribuant à chacun l’une des performances de sa liste. Ainsi, si lors de cette finale des Jeux Olympiques Yohan Blake avait obtenu son meilleur temps personnel de 9 secondes 69, qu’il réalisa seulement vingt jours après à Lausanne, et si Bolt s’était contenté des 9 secondes 77 qui devaient l’année suivante lui valoir la médaille d’or des championnats du monde, alors Blake et non Bolt aurait été champion olympique.
Combien de chances cela avait-il de se produire ? Notre étude approximative oppose les deux athlètes en 120 courses virtuelles, dont Bolt aurait gagné la grande majorité (92 précisément) mais dont Blake aurait tout de même remporté 25 ; on compte également trois matches nuls. Bolt avait donc environ huit chances sur dix de l’emporter sur Blake aux Jeux Olympiques : victoire certes logique et méritée, mais nullement garantie.
Bien entendu, il ne s’agit ici que d’une large approximation, car le choix des épreuves retenues est très limité et un peu arbitraire ; par ailleurs la vitesse du vent – entre autres – influence la performance moyenne des athlètes, rendant chaque compétition unique. On pourrait affiner cette étude en augmentant le nombre d’épreuves et en retenant, pour chaque athlète, l’écart entre sa performance et la performance moyenne de ce jour-là. Reste que la chance semble jouer un rôle non négligeable, même à ce niveau de compétition.
Les statisticiens utiliseraient des moyens plus sophistiqués que les nôtres pour étudier cela. Ils observeraient d‘abord que la différence de performance entre les deux athlètes lors de nos courses virtuelles est en moyenne d’un peu plus de deux dixièmes de secondes en faveur de Bolt. C’est important, certes, mais cela ne nous dit rien quant à la dispersion, à la variabilité de cet écart, qui détermine in fine la probabilité que l’un des deux l’emporte sur l’autre.
En effet, si Bolt comme Blake montraient une performance constante, l’écart entre eux serait systématiquement de deux dixièmes et Bolt gagnerait avec certitude contre Blake. Mais on peut imaginer un scenario (fort peu réaliste il est vrai) dans lequel Blake serait très légèrement meilleur que Bolt dans la moitié des matches virtuels, et où Bolt l’emporterait avec quatre dixièmes d’avances dans l’autre moitié : avec le même écart moyen de deux dixièmes, les deux athlètes auraient une chance sur deux de gagner l’un contre l’autre.
La moyenne ne dit donc pas tout, et les statisticiens vont aussi observer l’écart type, qui représente la distance typique d’un résultat pris au hasard par rapport à cette moyenne. En l’occurrence, l’écart-type de la différence de performance entre Bolt et Blake est de trois dixièmes : il sera donc courant d’observer un match virtuel dans lequel l’écart entre les deux athlètes est compris entre cinq dixièmes en faveur de Bolt et un dixième en faveur de Blake. C’est ce qui justifie, intuitivement, que Blake puisse gagner contre Bolt : quand il perd c’est de beaucoup, quand il gagne c’est de peu, mais qu’importe après tout quand il s’agit de remporter une médaille olympique ?
Cette dernière remarque, d’ailleurs, nous indique une autre source d’incertitude : la possible méforme d’un athlète pendant les éliminatoires. Le sportif se doit de passer les minima et de se qualifier, sans pour autant prendre de risque en se lâchant trop tôt. Mais une contre-performance même légère condamne l’athlète, qui n’aura pas la possibilité de se rattraper. Beaucoup de compétitions sportives reposent sur une telle organisation, qui amplifie les conséquences d’une fluctuation statistique même insignifiante.
En attendant que nous rattrapent les inexorables limites mentionnées la semaine dernière, l’incertitude conserve donc bien son rôle même pour Usain Bolt, à qui nous pouvons laisser savourer sa médaille d’électrum – 80% or et 20% argent.
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
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