La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Une revanche du bon sens
| 16 Juin 2020

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Après cette période de confinement où nous nous sommes retrouvés assommés de chiffres et étouffés par le savoir des experts, dont les conclusions (quand elles concordent) sont souvent pour le moins contre-intuitives au commun des mortels, il est temps de rendre justice à tous ceux dont le bon sens a été malmené au point peut-être de remettre en cause sa valeur.

Il est bien vrai que la science et l’intuition forment un couple conflictuel – parfois inséparable, parfois en opposition complète. Il est tout aussi vrai que même si l’on préfère d’instinct l’explication la plus simple et la plus compréhensible, cela ne fait pas nécessairement d’elle une vérité. Le rasoir d’Occam est un outil formidable, mais inadapté quand il s’agit de couper les cheveux en quatre, ce qui est parfois nécessaire.

Cependant, le bon sens mérite d’être réhabilité, surtout en cette phase où le citoyen recouvre sa légitimité à intervenir dans les débats politiques, économiques et sociaux. Afin d’y contribuer, je vous soumets trois énigmes dont le seul bon sens offre la clé, et pour la résolution desquelles les connaissances mathématiques sont de fait non seulement inutiles mais nuisibles, comme j’ai pu moi-même en faire l’amère expérience : car ces connaissances m’ont irrésistiblement guidé vers des complications parfaitement superflues, alors que la solution était à portée de main d’un enfant de CM2.

Trois énigmes

Voici donc ces énigmes, avec leurs solutions à la fin. Si vous séchez, demandez l’aide d’un gamin de CM2. « Un enfant de 5 ans comprendrait cela. Allez me chercher un enfant de 5 ans ! » disait Groucho Marx.

La première est paraît-il posée en entretien d’embauche chez un géant du Web pour dénicher des esprits créatifs qui ne soient pas sclérosés par leur expertise. Nous avons deux poteaux électriques de 50 mètres de haut, entre lesquels est tiré un câble de 80 mètres de long. À son point le plus bas, le câble pend 10 mètres au-dessus du sol. Quelle est la distance entre les deux poteaux ? Un indice : connaître la formule du cosinus hyperbolique n’aide pas.

La deuxième énigme est un classique de la pensée divergente. Complétez la suite logique :

1

11

21

1211

111221

312211

?

Un indice : il suffit de savoir lire ses chiffres et compter. Notre élève de CM2 est sur-qualifié.

Le troisième problème est un exercice classique de lycée, qui n’a pas grand-chose à y faire – il aurait plus de sens en primaire ou alors en Math Sup. En voici ma version. Un apiculteur part de chez lui en ligne droite vers une ruche située à 1 km. Il marche d’un bon pas à 5 km/h. Une abeille quitte la ruche au même moment, dans la direction inverse. Quand elle rencontre l’apiculteur, elle fait demi-tour vers la ruche, où elle prévient ses congénères, puis repart immédiatement vers lui ; à chaque fois qu’elle le rencontre elle refait de la même manière un aller-retour entre l’apiculteur et la ruche. L’abeille, véloce, fait du 30 km/h. Quand le promeneur aura atteint la ruche, quelle distance aura-t-elle parcourue ? Un indice : muni de sa bonne vieille règle de trois, l’élève de CM2 est en zone de confort.

Solutions

Voici maintenant les solutions.

Le problème des poteaux est un piège (dans lequel je suis allègrement tombé) si vous avez le malheur de savoir que la forme d’un câble tendu entre deux poteaux est une courbe appelée chaînette ou cosinus hyperbolique. Partant des données de l’énoncé, vous cherchez quelle variante de cette courbe présente son point le plus bas 10 mètres au-dessus du sol, ce qui n’est pas simple, et l’équation que vous obtenez finalement… n’a pas de solution. Zut alors.

Si vous avez la chance de ne pas être pollué par ce savoir, vous aurez peut-être l’idée de simplifier le problème en enfonçant toute la scène de 10 mètres dans le sol. Nous avons donc deux poteaux de 40 mètres de haut, en haut desquels est attaché un câble de 80 mètres de long, qui touche le sol à son point le plus bas. Oh, mais : 40  m x 2 = 80 m, donc même si les poteaux étaient au même endroit le câble serait juste assez long pour toucher le sol ; si on éloigne les poteaux même un peu, le câble ne peut pas atteindre le sol. La réponse est donc que nos poteaux sont au même endroit. La distance entre eux est nulle (c’est cette singularité qui explique pourquoi le calcul algébrique n’offre pas de solution).

La suite logique se résout facilement si vous comptez le nombre de chiffre de chaque sorte que vous rencontrez dans chacun des nombres qu’elle contient. Dans le nombre 1, il y a une fois le chiffre 1, « un 1 », écrit 11. Dans le nombre 11 il y a « deux 1 », soit 21. Ce dernier se lit « un 2, un 1 » ce qui donne 1211. Puis « un 1, un 2, deux 1 » donne 111221 ; ce nombre se lit « trois 1, deux 2, un 1 » soit 312211. Il ne reste qu’à lire ce dernier nombre : « un 3, un 1, deux 2, deux 1 », soit 13112221. Et voilà.

Le problème de l’apiculteur et de l’abeille est infernal si on en sait trop. En effet, l’abeille fera un nombre théoriquement infini d’aller-retours de plus en plus courts vers l’apiculteur ; il faut en déterminer la somme (oui, une somme infinie de quantité finies peut être finie, même si ce n’est en rien garanti). En exploitant les notions de suite (apprise au lycée) voire de série (programme de taupe), et en se pliant à de pénibles et inintéressantes contorsions calculatoires, on peut trouver la solution. Mais notre élève de CM2 observera, lui, que l’apiculteur qui marche à 5 km/h met un cinquième d’heure, soit 12 minutes, à rejoindre sa ruche distante de 1 km ; pendant ce temps l’abeille, qui vole sans arrêt à 30 km/h, aura parcouru 30/5 = 6 km tout de même, pauvre bête. Et c’est tout.

Ces petits exemples démontrent, je l’espère, à quel point trop de connaissance peut parfois brider la créativité. Je ne recommande à personne de cultiver l’ignorance, mais la candeur, oui !

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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