Les Assises annuelles de la traduction, à Arles, sont aussi l’occasion de retourner au musée Réattu. Cette année, le musée fête ses 150 ans. Au programme, trois expositions temporaires, dont une rétrospective de l’œuvre de la photographe et plasticienne Véronique Ellena.
Partons d’un cliché, de la série Le Havre (2007), intitulé « Le 18e étage ». Une vue du Havre, donc, au travers d’une vaste baie vitrée, en fin de journée selon toute vraisemblance. Une vue en surplomb, bien sûr, mais partielle, qui montre les bâtiments voisins et la mer en arrière-plan. Lumières de la ville, des immeubles, de la rue, et ce curieux effet qui pourrait laisser croire à un discret faisceau lumineux tombant à la verticale de quelques blancs nuages vaporeux concentrés en un point du ciel crépusculaire. On distingue alors d’autres faisceaux, voisins, plus discrets encore, qui cette fois n’émanent d’aucune source de lumière dans le ciel. En réalité, le reflet dans la vitre de ce qui pourrait être des voilages, des rideaux. Ou autre chose, on ne sait, mais qu’importe. L’essentiel réside dans cette incertitude, plus exactement dans cette mouvance qui semble habiter bien des photos de Véronique Ellena.
L’artiste déploie des séries : Les premiers travaux, Les supermarchés, Les classiques cyclistes, Ceux qui ont la foi, La Villa Médicis, Les invisibles, Les paysages, Les clairs-obscurs… Et, chaque fois, semble se tenir à une frontière. Ainsi, la photo « Angelo » (série Les Invisibles, Rome, 2011) conjugue de manière saisissante le temps étiré de la pose et la capture d’un instant fugitif que l’on saisit dans le regard de l’homme. L’effet est plus que troublant, dérangeant, presque. Il ne bouscule pas seulement une habitude du voir, il brouille les repères intimes que nous pouvons avoir du temps.
De fait, l’œuvre de Véronique Ellena possède une étrange capacité à ouvrir au spectateur un espace mental peu exploré. Les scènes du quotidien qu’elle photographie sont pour la plupart « posées ». Leurs protagonistes se prêtent au jeu, se montrent dans des postures figées qui pourraient être emblématiques (d’un geste usuel, d’une action à réaliser…), mais sont bien plus que cela : des arrêts sur image qui échappent au quotidien pour devenir improbables, fruit d’un équilibre subtil entre le concret et la figuration d’une réalité qui, du coup, échappe. Ses rayons de supermarché, ses couples en contemplation devant des annonces immobilières, ses ménagères se retrouvent dans un entre-deux qu’on serait bien en peine de définir.
Le plus étrange, peut-être, ce sont ces « invisibles », ces sans-logis dont on ne voit que la forme endormie drapée dans une couverture, modernes « gisants » au pied de façades ou de portes « monumentales », qui participent eux aussi du spectacle et au spectacle.
Tous ces êtres sont comme posés sur une surface (sol ou autre), à l’instar des natures mortes constituant une autre série, à l’image aussi de ce petit arbre de « La Colline du Bugey » (série Paysages, 2005), dont la base du tronc disparaît dans quelques broussailles. Posés sur une scène sous les espèces d’une monstration, d’inspiration parfois clairement religieuse.
Et quand l’artiste se propose à ce point de vous montrer quelque chose, la question n’est pas tant ce qu’il veut vous montrer que ce qu’il cherche à vous montrer de vous-même. Car le spectateur ne peut s’abstraire de cette invite, se croire extérieur, distancié – à l’abri. Et devant les photographies de Véronique Ellena, on est saisi de vertige, de celui qui vous prend lorsque les lignes du paysage que vous avez sous les yeux tout à coup perdent de leur netteté et vous laissent pressentir autre chose – mais sans vous dire quoi. À vous d’accepter d’entrer sur ces terres mouvantes, en explorateur d’une réalité qui se recompose inlassablement derrière son apparente fixité.
Corinna Gepner
Photographie
Véronique Ellena – Rétrospective, au Musée Réattu d’Arles, jusqu’au 30 décembre 2018.
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