Le monde est devenu fou… Pas de panique, il nous reste les livres.
Le monde est devenu fou.
Mon voisin l’est aussi, un peu, je crois.
Je le croise parfois dans l’escalier, à peu près nu, en maillot de bain. Le gars déconcertant. L’autre jour, ainsi attifé, je le trouve qui examine à la loupe les marches, leur surface recelant sans aucun doute, selon lui, un poison tout à fait spécifique et pervers utilisé par la CIA pour piéger ceux qui, comme lui, fréquentent les escaliers la peau nue, qui s’y frottent, quoi. Rien de plus facile : ils badigeonnent leur substance, moi je la touche – dit-il en faisant un geste rond de la main – et paf, je meurs. Ni vus ni connus, le crime parfait. Tu vois, ajoute-t-il en clignant le l’œil, le truc c’est de rester vigilant, toujours. Et il se remet à son examen. Nu comme un vers, à l’exception d’un maillot de bain bleu turquoise et de gants de cuisine vert pomme. Je l’enjambe délicatement avec mes sacs de courses, salut Marc, hein, bonne soirée, il grogne un truc en réponse, et voilà.
La vie paisible de mon immeuble parisien.
Mon voisin est sans doute un peu fêlé, mais il est aussi très intelligent et très savant. Il m’arrive de discuter longuement avec lui de la guerre en Syrie, de la politique française, des soubresauts en Amérique du Sud, il sait des choses sur tout et sur tous, sans étalage inutile et prétentieux de connaissances, il éclaire, rectifie les analyses expéditives balancées par les journalistes, il complète. Il est précieux, mon voisin. Ses avis sont documentés, posés, il m’oblige à réfléchir autrement à ce que j’entends et à ce que je lis.
L’autre jour, il s’est laissé un peu déborder.
Il a tout cassé dans le Franprix du coin. Une histoire bête de clope qu’il fallait éteindre, de parole un peu brusque, peut-être.
Des hommes sont venus l’embarquer.
Depuis, il est interné.
Et il me manque.
Alors le bonheur, l’autre jour, de tomber sur un livre magnifique, qui s’est trouvé en outre être LE bon livre, car il y est justement question de dépression, de cerveau qui s’emballe et d’humanité : Encore vivant, de Pierre Souchon (éditions du Rouergue).
Beau titre, déjà.
L’auteur raconte avoir été diagnostiqué bipolaire : « Vous avez une forme grave de bipolarité, et chez vous, c’est mathématique : sans médication, c’est la rechute ». Et il nous la raconte, sa rechute. Récit de maladie qui aurait pu être plombé par les médocs et les pensées ressassées, mais qui, au contraire, mêle avec vivacité et rage considérations personnelles, familiales, sociales : « Je sens que la clé est là ». Cette clé, c’est la famille paysanne, les origines qui n’ont plus rien à voir avec le milieu dans lequel on est amené à évoluer, les souvenirs et ce qu’on en fait, mais aussi « la guerre sociale, la pire, celle qui ne dit jamais son nom, celle qui s’égrène en éclats de rire en mots d’esprit dans les salons ». Comment ne pas penser à Macron qui demande aux syndicalistes d’arrêter de « foutre le bordel » et de se mettre au travail, comment ne pas penser à des politiques qui disent que bon, la réduction des APL, ça va, quoi, faut pas en faire une maladie, que tous doivent faire un effort, et dans la foulée que la suppression des trois quarts de l’ISF, c’est chouette, aussi.
Dans le flamboyant récit autobiographique de Pierre Souchon, l’auteur, par ailleurs journaliste, questionne l’humanité, ni plus ni moins, la sienne et celle des autres et fait de son texte un pamphlet engagé, impertinent, parfois drôle : « C’est simple, le monde, c’est pas complexe, comme racontent un paquet de connards en permanence. Il y a les dominants, vous voyez, et il y a les dominés ».
Rester vivant, encore vivant, résister, raconter les fractures : « j’avais appris à les dégueuler sur le papier, les vies brisées ». Car, soyons clairs, « nous ne tenons qu’à coup de littérature ».
Je vais l’apporter à mon voisin, ce livre.
Avec ou sans clope.
Nathalie Peyrebonne
Le monde est devenu fou, chronique littéraire
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