C’est un début de soirée d’hiver, les empoignades post-discours présidentiel battent leur plein quand soudain: « Coups de feu sur le marché de Noël de Strasbourg: au moins un mort et six blessés » (in @lemonde). Le cerveau en mode alerte, je balaie les sites d’information. En vain. Il faudrait attendre. Mais les réseaux, même s’ils ne sont pas davantage informés, ont ce talent : ils nourrissent la tension. Quelque chose pourrait en sortir, espère-t-on sans se le dire. Quelque chose qui permettrait de basculer dans un registre ou un autre – « rassuré, bonne nuit les petits » ou au contraire « un pas de plus dans les ténèbres ».
Le 13 novembre 2015, une première alerte sur les explosions au Stade de France m’avait sortie de la confection des derniers cartons de mon déménagement. J’étais restée tard sur Twitter, Le Monde, la télé – comme si le flot d’images avait une chance de s’effacer.
Depuis ce jour, chacun a développé des rituels devant les écrans en cas d’alerte à l’attentat. Mais ce mardi 11 décembre, les motivations des internautes semblaient, quant à elles, avoir encore bougé d’un cran.
Première manœuvre, désormais classique, une meute de photos de petits chats s’affiche sur le fil français de Twitter, alors que le tireur est en fuite. Avec en substance ce message : « Ne postez pas de photos ou vidéos qui pourraient renseigner le criminel ».
Mais un petit chat, ça va, un petit chat tous les trois tweets, bonjour le charabia. Je suis le fil avec de plus en plus de mal à comprendre l’écho. Pourquoi tous ces gens éprouvent-ils le besoin de dire, de faire comme le voisin ? Serait-ce une volonté de contrôle sur un monde en fracture – tant que je peux poster des petits chats, ça ne peut pas être grave ? Ou bien un travers à peine masqué de donneur de leçon, très présent sur les réseaux – « je suis responsable, pas comme tous ces abrutis qui postent n’importe quoi » ?
Comme l’objectif sur les réseaux reste de se démarquer, @Tartampion s’est mis à poster des photos de son gros chat très moche, @UneTelle des images de son canard, @MachinChose celles de son hamster. Et puis, marre des petits chats, place à la saucisse – ben oui, les Alsaciens, la choucroute, toussa, ah ! ah ! Le tout accroché au hashtag Strasbourg – bon sang, pauvres Strasbourgeois.
La dérive étant grégaire, on a rapidement pu lire les traditionnelles provocations, les propos racistes, antisémites, et même machistes – en résumé : les « 480 millions de migrants » annoncés vont être là dans cinq minutes à cause du lobby des femmes voilées, etc.
Une nouveauté, cependant. Via le prisme « gilets jaunes », certains ont cru voir une manipulation de l’État dans le drame de Strasbourg. À titre personnel ou membre de groupes sur les réseaux (comme ici, sur Info Gilets Jaunes sur Facebook), on déclinait sans complexe la terminologie complotiste : « à moi, on me la fait pas » ; « qui peut croire à une telle coïncidence ? » ; « Comme par hasard et comme prévu par plusieurs membres de notre groupe, ça arrive juste au bon moment ». Etc.
Pour parfaire cette dégoûtante cacophonie, les anti-gilets jaunes tapotaient de tous leurs doigts sur le registre : « Ces flics que vous avez canardés, ce sont eux qui nous sauvent, bande de… » – tandis que la fachosphère se frottait les mains : trop facile, le feu brûle, et ça va pas s’arrêter tout de suite – tiens, remettons-leur un truc sur ces salauds de migrants qui viennent prendre le gilet jaune des Gaulois.
Vers 23 heures, j’ai quitté les réseaux. Aucun de ces internautes n’avait à ma connaissance envisagé l’option de se taire.
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