Réseaux sociaux, blogs, téléphones mobiles… Je scrute nos couacs relationnels, nos dérives de comportements, nos tics de langage – toutes ces choses qui font que, parfois, je préfère me taire.
Il fut un temps où on prenait la température d’une population dans un bar. En lieu et place du zinc aujourd’hui, les réseaux. Et si les gif de bébés pandas et autres loutres de mer sont une réelle avancée pour l’humanité, certains usages font de ces lieux les réceptacles d’une grande violence. Une violence encore trop peu dénoncée aux yeux de ceux et celles qui en sont victimes ; une violence dont, en tant que témoins, nous sommes aussi des victimes collatérales.
Voir venir l’emmerdement
Trinquant dans votre Bar des Amis préféré, vous étiez jadis en mesure de voir venir l’emmerdement. Le reulou de service avait une tête, un look, et même une haleine, qui vous permettaient d’envisager le niveau d’embrouilles qui s’annonçaient. Ça pouvait commencer par un truc comme « D’façon y en a qu’pour les bougnoules dans ce pays ». Ou encore « Faut pas qu’elles s’étonnent après de s’faire violer ».
Selon l’humeur et votre propre niveau d’alcoolémie, vous choisissiez de payer vos consommations et salut les nazes // vous attendiez de voir où tout cela irait // vous entriez dans le ring en aiguisant vos mots. Le point important est précisément là : à la différence des usages des réseaux sociaux, vous pouviez voir venir.
Une bouche en forme de kalach
À l’inverse, sur Twitter, un énervé (ou « une », hein, agresser n’est pas une activité genrée) peut soudain surgir et vous tabasser de mots. Ou bien démonter un quidam dans votre fil, sous vos yeux. Et comme on n’est pas dans un bar, vous vous retrouvez soudain acteur ou spectateur d’une scène d’une grande violence. On voudrait dédramatiser parce que c’est online : il n’y aurait qu’à passer aux tweets suivants. Voire éteindre et revenir IRL (in real life).
C’est d’ailleurs ce qu’on fait, et c’est bien là mon problème. Car cela équivaut à cocher une case qui dirait « En utilisant les réseaux, j’accepte qu’on puisse me dézinguer ou dézinguer quiconque sous mes yeux. J’accepte que n’importe quel gros connard [ibid sur le genré] muni d’une grande bouche en forme de kalach puisse m’abattre socialement, ou qui que ce soit sous mes yeux. C’est le jeu, ma bonne Lucette, et je l’accepte, amen ».
Souci du consentement
Il y a quelques jours, la journaliste, chroniqueuse et essayiste Maïa Mazaurette, dont je vous parlais il n’y a pas si longtemps (c’est un hasard), répondait à Marguerite Stern, « Féministe radicale passée par FEMEN / Créatrice des collages contre les féminicides » (je la cite) qui affirmait que porno = prostitution = viol (ci-dessous).
Concernant le fond du sujet, il est nécessaire de rappeler que si une grande partie de la pornographie mainstream (l’essentiel de ce que diffusent les sites gratuits) est produite dans des conditions dangereuses pour les femmes (citons l’enquête de Robin d’Angelo, Judy, Lola, Sofia et moi, éditions Goutte d’or, 2018), il existe des films X réalisés dans le souci du consentement, du respect et de la bienveillance, sur le plateau de tournage comme pour ce qui est montré à l’écran. Ça s’appelle le porno féministe (voir la plateforme de films pour adultes des productions Erika Lust), les réalisateurs sont d’ailleurs majoritairement des réalisatrices, et l’idée – politique, engagée – est de montrer les corps et les sexualités dans leur pluralité tout en centrant sur le plaisir de la femme.
Pour compléter, toujours sur le fond, les travailleurs et les travailleuses du sexe (TDS) sont pour certains et certaines d’entre eux·elles les victimes d’un système. Incontestablement. Mais il y a aussi des personnes qui font le choix d’exercer en tant que TDS en toute conscience, pour des raisons militantes ou pas. Et il convient d’en parler aussi.
John Woo sans les ralentis
Mais revenons à notre exemple pour son aspect formel. Des tirs nourris visent bientôt Maïa Mazaurette suite à sa mise au point, des rafales de tweets. Des femellistes (qui disent lutter contre le sexospécisme – en gros, la dinde de Noël et la femme, même combat, toutes victimes du patriarcat) bombardent un flot d’images sales, voire injurieuses – comme ce « prix collabite » (comprendre collabo + bite) que l’une d’elles décerne à la journaliste. On se croirait dans un film de John Woo mais sans les ralentis, sans les thèmes chers au réalisateur chinois qui font la beauté de ses gunfights – la fraternité, l’honneur.
Pourquoi tant de haine, se lamente-t-on en regrettant son si pépère Bar des Amis ? Pourquoi ces rafales de bullet words, ces tirs à vue ? J’y ai réfléchi, j’en ai parlé avec des personnes concernées. Pour finir, je ne suis pas sûre qu’il faille faire preuve de psychologie, mais plutôt de questionnement stratégique.
Car, s’il y a de la haine dans ces manières, il y a d’abord du bruit. De l’occupation d’espace. C’est d’ailleurs un procédé que l’on retrouve chez tous les extrémistes.
L’idée est de prendre la place, no matter what. S’emparer de la parole et nourrir la cause. Le tout avec une violence qui a pour double fonction de créer un climat de tension et de peur, et de positionner le locuteur dans la force et le pouvoir. Fini la pondération, la prise de parole se situe sur le terrain de l’émotion. Et si on n’est pas avec le warrior, la killeuse, alors on est contre. Pour la parole modérée, revenez plus tard.
Un soir pré-Covid, au Bar des Amis, deux types parlent fort en lançant des regards autour d’eux. Je ne sais pas ce qu’ils cherchent. J’ai en revanche compris, comme les copains qui m’accompagnent, qu’il va y avoir embrouille. Obligatoire. De sorte que quand Grand Con n°1 se ramène à notre table – on s’est inconsciemment déjà préparé au truc. Et quand Grand Con n°2 prend la suite de son pote – c’est le patron qui court-circuite la scène. On a vu l’embrouille venir et on a pu y faire face parce qu’on était dans le même espace. Ensemble.
Mais ça, c’est dans la vraie vie.
Stéphanie Estournet
Je me tais et je vais vous dire pourquoi
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