“La photo d’une pomme de terre vendue 1 million d’euros.” (The Irish Times)
En règle générale, les records de vente dans le secteur des arts plastiques sont signalés au sein des rubriques Culture. Celui-ci a surgi dans les pages de faits divers. Il est vrai qu’une patate vendue un million d’euros, ça semble relever de la friponnerie. Et il est bien possible que cela en soit une. Le deal a été conclu au domicile parisien du photographe irlandais Kevin Abosch, lors d’un dîner que l’on imagine arrosé. C’est un “homme d’affaires européen” (on n’en sait pas plus) qui, repérant sur un mur le tirage de 162 x 162 cm, s’en est porté acquéreur sans discuter le prix. Pas mécontent de son coup, Abosch en a immédiatement informé The Irish Times, lequel a été repris par les grands médias de la planète. Si l’affaire n’est pas un canular (seul le fisc irlandais pourrait éventuellement le dire, l’acquéreur souhaitant rester anonyme), on tient là un beau sujet d’anthropologie.
La photo en question (voir ci-contre) n’a rien d’exceptionnel, la pomme de terre non plus. Il n’y a que le prix qui soit hors norme. Quand il photographie les stars (Bob Geldof, Yoko Ono, Aung Sang Suu Kyi, etc.), Abosch écoule ses tirages pour quelque 500.000 euros. Quand il shoote les tubercules, le prix est multiplié par deux. Cela nous dit probablement quelque chose de l’humanité. Mais quoi ? Version d’Abosch : “Je vois des points communs entre les êtres humains et les pommes de terre qui renseignent sur les relations entre individus au sein de notre espèce. Généralement, la vie d’une pomme de terre est violente et sans histoire. J’utilise la pomme de terre comme vecteur d’une étude ontologique de l’expérience humaine.” Difficile de faire plus fumeux. Pour ce prix-là, Abosch aurait pu se creuser un peu le ciboulot. Dire qu’en tant qu’Irlandais il avait une relation métaphysique et souterraine à la pomme de terre. Que sa photo était à la fois celle d’une planète et d’un embryon, bref une métaphore de la vie dans son essence même. Et puis il aurait pu balancer une bonne grosse citation d’Heidegger, genre “Le monde ne se fonde sur la pomme de terre que dans la mesure où la vérité advient comme le combat original entre éclaircie et réserve”. Mais c’eût été peut-être un peu convenu pour une démarche artistique aussi révolutionnaire.
Aussi sommes-nous allé voir Kevin Abosch dans son atelier parisien du boulevard Saint-Michel pour lui faire de vive voix de meilleures suggestions. “Tu vois, Kevin, il faudrait que tu commences par dire que si c’est une pomme de terre que Newton avait prise sur la tête, les lois de la physique auraient été radicalement bouleversées. Or n’est-ce pas à une inversion comparable que tu procèdes en substituant une patate au visage de, disons, Johnny Depp ou Vanessa Redgrave (deux autres de ses modèles) ? Il faudrait que tu fouilles de ce côté-là, Kevin : le maraîchage comme humanisme, le tubercule comme véhicule, la pomme de terre comme légume de la cabane et du château, enfin ce genre de trucs.” Mais Abosch était en train de travailler, shootant avec application des poireaux pour une nouvelle série jardinière, si bien qu’il a à peine levé la tête. C’est dommage, nous avions aussi plein de choses à lui dire sur les poireaux.
Édouard Launet
Sciences du fait divers
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