La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Histoires sans paroles
| 17 Juil 2015

Le plus réussi, dans Fugue, le spectacle imaginé par Samuel Achache au Cloître des Célestins, ce sont la musique et les parties chantées. C’est bien une recherche musicale que vise le jeune acteur (il a joué notamment dans des spectacles de Sylvain Creuzevault ou Vincent Macaigne) et metteur en scène. Membre du Collectif La Vie brève, Achache a déjà signé, avec Jeanne Candel, sous le titre Le Crocodile trompeur, une adaptation de Didon et Énée de Purcell créée en 2013 à la Comédie de Valence puis reprise avec succès aux Bouffes du Nord. Et il a en projet, toujours avec Jeanne Candel, un spectacle à partir de l’Orfeo de Monteverdi.

Pour Fugue, Achache a puisé dans un répertoire essentiellement baroque, et l’on entend dans le cloître des mélodies signées Purcell et Bach mais aussi Janequin ou De Lalande. Les six interprètes ont par ailleurs tous un solide bagage musical, certains sont à la fois comédiens et chanteurs –un profil pas si fréquent sur les scènes hexagonales–, ainsi Anne-Lise Heimburger, passée par le Conservatoire national d’art dramatique et qui a aussi une formation de soprano lyrique, ou Léo-Antonin Lutinier, haute-contre et ancien du TNS.

Fugue © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Fugue © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

À l’origine de Fugue donc, un goût pour la musique et un débat théorique, explique Achache dans le programme, autour de la question du “tempérament”, ou de l’inégalité des sons. Avec en ligne de mire une contradiction entre la musique, fondée sur la recherche de l’accord, et le théâtre dont “l’essence, rappelle Achache, est d’ouvir un conflit”. Contradiction explorée de façon souvent magistrale par le metteur en scène suisse Christoph Marthaler dont Achache a certainement vu plusieurs spectacles. Fugue rappelle à certains égards Plus ou moins zéro, une pièce de Marthaler donnée en 2011 au Théâtre de la Ville à Paris, qui se déroulait dans une base scientifique du Groenland. Les interprètes de Fugue sont quant à eux coincés au fin fond de l’Antarctique. La neige qui recouvre le Cloître des Célestins nous renvoie aussi à un autre spectacle, donné en 2008 en ce même lieu, La Mélancolie des dragons de Philippe Quesne. Deux citations qui, pour peu qu’on ait vu les pièces en question, altèrent la perception de Fugue, dont les intentions théoriques peinent à trouver une singularité scénique. Il y a de bonne idées, à commencer par le décor désaxé. L’abri où se déroule une large part de l’action n’est pas au centre mais sur un côté et la vision des spectateurs est très différente selon la position qu’ils occupent sur les gradins. Autre réussite, on l’a dit, les parties musicales et chantées, d’autant plus surprenantes qu’en contradiction avec l’environnement et les costumes (moufles, doudounes, masques oculaires, couvertures de survie, etc.).

Pour le reste, cela vacille entre l’attendu et le néant, avec en clou du spectacle un strip-tease masculin suivi d’un rhabillage hilarant, ou comment se fabriquer un slip et un bonnet de bain avec un rouleau de chatterton. C’est bien l’habillage qui pose problème dans Fugue, comme si les images, les situations, l’anecdote, étouffaient le reste.

C’est aussi du théâtre musical que proposent Pierre Meunier et Marguerite Bordat au Tinel de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon dans Forbidden di sporgersi. Soit une tentative d’inventer une correspondance visuelle et sonore à l’œuvre de la poétesse Hélène Nicolas, dite Babouillec, “autiste sans paroles”, dont deux ouvrages, Raison et Acte dans la douleur du Silence et Algorythme éponyme, sont publiés aux éditions Christophe Chomant. Préfaçant ce dernier livre, Pierre Meunier écrit : “Je pensais mériter le nom d’éveillé, quand la lecture de Babouillec me fit réaliser la profondeur de mon sommeil”. Babouillec, qui ne parle pas, écrit au moyen de lettres dessinées sur des petits cartons, qu’elle aligne. “Penser dans le silence est-ce un acte raisonnable ? J’ai traversé de longues années coupée du monde du dire. Impossible pour moi d’entrer en relation avec les codes établis. Un mutisme s’est emparé de mon corps, mon intelligence mentale est enfermée dans ce corps du silence. J’adore les mots, la possible extension de la pensée sans limites. Alors j’ai écrit l’acte d’y croire. Donner à vos raisons un sens à mon silence”, écrit-elle.

Forbidden Di Sporgersi © Jean-Pierre Estournet

Forbidden Di Sporgersi © Jean-Pierre Estournet

Quel théâtre imaginer là dessus ? Pierre Meunier et Marguerite Bordat optent pour un spectacle presque sans paroles, une pantomime industrielle sonore où quatre interprètes en blouses grises sont aux prises avec des éléments plus ou moins menaçants et bruyants -tuyaux, tige filetée, ventilateurs, transformateurs électriques, câbles, rubans, panneaux transparents. Le résultat est énigmatique, harmonieux et drôle par moments, mais surtout désarmant dans sa difficulté à transmettre, à commencer par les mots de Babouillec, que l’on aurait envie d’entendre, tout simplement.

René Solis

Fugue, mise en scène de Samuel Achache, Festival d’Avignon, Cloître des Célestins, jusqu’au 22 juillet, puis en tournée en 2016 (Théâtre des Bouffes du Nord, 75010 Paris, du 5 au 24 janvier ; Romans Scènes, Romans-sur-Isère, les 29 et 30 janvier ; Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon, du 2 au 6 février ; Espace des Arts, Chalon-sur-Saône, le 9 février ; Théâtre Garonne, Toulouse, du 12 au 20 février ; le Trident, Cherboug, du 23 au 25 février ; Comédie de Valence, du 14 au 16 mars).

Forbidden di sporgersi, d’après Algorythme éponyme de Babouillec, Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, jusqu’au 24 juillet.

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