“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?
On ne sait pas très bien comment ça commence. Au début, il y a Bruce Jenner, athlète semi-connu du décathlon, pas mauvais aux jeux olympiques de 1976. Lorsque son ex-femme, Kris, devient la mère et la manager de Kim Kardashian, son étoile s’en trouve indirectement redorée. Enfin, le temps que Kim soit connue, bien sûr. Plus récemment, la renommée de Bruce Jenner s’est encore améliorée : il est devenu une femme à l’âge de 65 ans, sous le prénom de Caitlyn, et s’est fait faire la gueule de Lana Del Rey vieille en version extraterrestre.
Tout le monde est célèbre dans la famille, c’est génétique. Les filles de Caitlyn et Kris aussi, nommées Kylie et Kendall. A ce stade, d’ailleurs, pourquoi ne pas s’appeler Kaitlyn ? Les liens symboliques en auraient été resserrés. Bref. Kylie a une bouche en forme de cerise et ce n’est pas sa faute. Quand on tape “lana del rey plastic surgery” dans les Internets comme on l’a fait la semaine dernière, on tombe au bout de deux clics sur une intéressante série de vidéos intitulées plus ou moins le Kylie Jenner lip challenge (ou challenge tout court), ressemblant toutes plus ou moins à ceci et ayant fait fureur en avril dernier (désolé pour le retard d’info, ils n’en ont pas parlé à Télé Matin, et donc on n’était pas au courant) :
Où l’on aura reconnu un jeu d’enfant ayant un peu débordé ses limites (“gone wrong” comme on dit en anglais). Il suffit de mettre sa bouche dans un petit récipient et de faire le vide en aspirant l’air. Si l’on persiste assez longtemps (cinq minutes, semble-t-il), on obtient une belle augmentation du volume des lèvres par un effet purement mécanique. Cela marche aussi avec le pénis, mais aspirer l’air par le méat est un peu plus compliqué. On vous expliquera comment faire une prochaine fois. De toutes façons, l’effet ne dure pas, au grand soulagement des protagonistes de la vidéo, sauf à y être allé comme un barbare et s’être niqué des vaisseaux sanguins. Des dermatologues américains ont par conséquent expliqué que le “défi des lèvres de Kylie Jenner” était dangereux et qu’il valait beaucoup mieux se faire injecter des produits de leur façon. Le libéralisme mange sa propre merde, tout est bon dans le recyclage. Mais l’idée de persister au delà du temps réglementaire dans ses jeux d’enfant est riche de possibilités : par exemple, s’enfoncer les doigts dans les paupières pour provoquer des phosphènes pendant des heures permet de voir Dieu sous forme géométrique, ou se livrer à la trichotillomanie plusieurs jours non-stop prévient la dermite séborrhéïque du cuir chevelu.
Mais qui a inventé le défi déformant ? Les critiques cinéma de RTL pensent que la mode pourrait avoir été lancée par Brendan Jordan, un Youtubeur gay spécialisé dans le maquillage. Les reporters du Huffington Post, après avoir écumé Twitter, sont moins formels : comme les mythes, le défi Kylie Jenner pourrait être une tradition, mais instantanée. Les journalistes enquêteurs de RTL ont en outre fait une découverte malgré eux : c’est que le défi ne consiste pas en une nouvelle performance de l’acte mais en l’imitation parfaite d’un rôle. Vous avez trente secondes pour découvrir ce qui cloche dans le Vine ci-dessous :
MDDDDRRR DES VRAIES BABINES KOOOO « @G2Lterter: #kyliejennerchallenge #kyliejennerlips 😭😭😭😭 pic.twitter.com/61P9RfbjmA«
— White Nigga (@Thingsandco) 22 Avril 2015
Vous trouvez ? Non ? Mais si, quelque chose n’est pas naturel. Réécoutez bien. La jeune fille, découvrant ses lèvres boursouflées, s’exclame : “Oh mon Dieu !” Or, personne ne dit jamais “Oh mon Dieu !” en français dans ce cas-là. “Oh merde”, à la rigueur. Pourquoi alors ? Parce que dans la réplique exacte, scrupuleuse, du challenge à laquelle elle s’astreint, la jeune fille traduit en français le “Oh my God” américain, lui-même cliché expressiviste qui, à force de suremploi, ne marque plus la surprise mais la copie. Ce qui nous intéresse du coup, c’est ce que ce “défi” raconte de l’esthétique du mème, ce phénomène d’imitation internet à propagation massive et ultrarapide. Ici, on a affaire à une sorte de mème corporel, puisqu’il s’agit de déformer son apparence pour entrer dans un jeu et ressembler, sous forme parodique (ou pas forcément, on n’a pas demandé à tous les participants leur degré de V-effekt), à des milliers d’autres personnes. Un peu comme un logiciel de retouche photo qui fait de gros yeux et une grosse bouche mais en vrai cette fois, d’une part, et avec une dose de crânerie adolescente d’autre part, puisqu’on a compris que le défi consiste surtout à rater l’effet bouche pulpeuse et non à le réussir, voire à se faire mal si possible : saigner, garder des traces, etc. L’essence du mème est de fait la grimace, l’expression d’un différend dans la conformité.
Éric Loret
Courrier du corps
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