La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Prologue amoureux: comment commencent les histoires
| 16 Juil 2016
Carte des Cévennes par Jean-Baptiste Nolin, imprimeur du Roi, datée de 1703, en plein cœur donc de la “Guerre des Cévennes” (1702-1704). SUR LES TRACES DES CAMISARDS, carnet de bord de Thomas Gayrard © Musée du Désert

Carte des Cévennes par Jean-Baptiste Nolin, imprimeur du Roi, datée de 1703, en plein cœur donc de la “Guerre des Cévennes” (1702-1704) © Musée du Désert

Il y a vingt ans, je montais en Cévennes, selon l’expression consacrée – c’est à la fois au Nord, et plus en altitude que mon Midi natal – pour repérer le décor d’un court métrage. Je cherchais alors un “mas”, que j’avais imaginé dans les garrigues de la plaine où j’ai poussé, entre Nîmes et Montpellier. Mais un ami poète et philosophe de la famille m’indiqua la ferme d’un ami, au cœur de cet arrière-pays, près de Barre-des-Cévennes. Je n’étais pas revenu dans le coin depuis l’enfance post-hyppie, et je n’en gardais que les souvenirs heureux mais confus des gardons de l’été, des châtaignes ou des champignons à l’automne. Ce fut une révélation, un coup de foudre. En cette intersaison du printemps, je quittai l’été annoncé parmi les vignes et les oliviers, pour remonter par strate, d’un lacet à l’autre, jusqu’à un vestige d’hiver sur la Can de l’Hospitalet. Là, sur ce plateau de la Corniche des Cévennes, au-delà de blondes landes plantées de sombres sculptures calcaires, se laisse admirer le Grand Vert des Vallées Borgne ou Française. Quoi, à quelques dizaines de kilomètres de la maison familiale, il y avait donc des Amazonies et des Andes, de ces jungles d’aventure que j’ai toujours fantasmées ? Je suis tombé amoureux.

Vue de la Vallée Française, que la Légende a affublée d’un tel nom pour n’avoir jamais été conquise par l’envahisseur étranger. SUR LES TRACES DES CAMISARDS, carnet de bord de Thomas Gayrard dans délibéré. © Thomas Gayrard

Photogramme #01. Vue de la Vallée Française, que la Légende a affublée d’un tel nom pour n’avoir jamais été conquise par l’envahisseur étranger © Thomas Gayrard

Depuis, je n’ai cessé de sillonner – et de vanter jusqu’à plus soif – les courbes et les creux de la région. Ainsi qu’à une femme dont la beauté cache une profondeur, j’ai vite découvert qu’à cette Géographie, tenaient le charme, le souffle, la folie d’une Histoire, âpre et rugueuse comme la pierre de schiste dont sont faits pentes et demeures du pays. C’est qu’aux premières étreintes heureuses, suivent souvent les premières longues conversations, quand on veut tout savoir du passé de l’autre, et qu’il nous conte comment ce qu’il est s’origine dans ce qu’il a vécu. Il est ainsi des mondes auxquels rien ne prédispose, mais quelque amour soudain suffit à vous y inviter. D’ascendance et de conviction athée, pas religieux pour un sou, je me suis pourtant fasciné pour les Camisards, ces Protestants rebelles et mystiques qui menèrent une guérilla d’enragés pour arracher leur liberté de culte et de conscience à Louis XIV.

Vingt ans après notre première vraie rencontre, et après tant et tant d’autres depuis, voici qu’aujourd’hui j’ai retraversé la plaine en voiture, pour revenir à la Cévenne, avec tout un film documentaire à réaliser sur les Camisards. J’en avais déjà esquissé un brouillon il y a quinze ans, mais il me manquait alors l’expérience et l’assurance, et la production surtout. Porté par France 3 et mon producteur documentaire marseillais Thierry Aflalou, mon vieux rêve s’incarne enfin – et se tourne même, quelques premières séquences déjà dans la boîte. “On a souvent vu rejaillir le feu d’un ancien volcan…”

Tout à l’heure, j’ai rejoint mon repaire des Plantiers, un petit village niché entre deux gardons de la Vallée Borgne, jusqu’au jardin où ce soir je vous écris dans le noir, au son du torrent. La mélancolie du jour s’est dissoute dans l’eau de la rivière, pour mon premier bain frais de l’année – puis dans le soleil d’or de la fin d’après-midi…

Je me réjouissais de quitter, avec la Camargue arlésienne, la persécution des moustiques et autres arabies – minuscules, silencieux, bref pires que les moustiques –, mais ici aussi je me fais sucer le sang, et leurs ailes de vampires se silhouettent sur l’écran de l’ordinateur. On a beaucoup médité sur l’invraisemblable rapport taille / nuisance que concentre le moustique parmi les bêtes de la Création. Je préfère y voir un reste de Nature libre et sauvage contre laquelle nous autres homo sapiens devons batailler notre survie, comme d’autres ont leurs alligators ou leurs fauves (d’autant que nos moustiques se font tigres désormais). On a les struggle for life qu’on peut.

Le Moustique-Tigre, une bien belle saloperie, qui lui ne s’est pas gêné pour envahir la Vallée Française et tout autour. SUR LES TRACES DES CAMISARDS, carnet de bord de Thomas Gayrard

Le Moustique-Tigre, une bien belle saloperie, qui lui ne s’est pas gêné pour envahir la Vallée Française et tout autour ©James Gathany

Et je me demande aussitôt : de ces considérations douteuses sur l’insecte qu’eux aussi claquèrent sur leur peau, ces hommes du début XVIIIe sont-ils si différents de nous qu’ils n’en partagèrent aucune ? Et des Cévennes qu’on aime, comme de tout ce qui nous anime, peurs ou espoirs, qu’avons-nous en commun ? Que puis-je en comprendre, et davantage, avec ma caméra et mon micro, que puis-je en transmettre ?

Thomas Gayrard

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