“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Soir de premier tour d’élection présidentielle. Hasards du calendrier, l’OGC Nice, troisième du championnat, a concédé l’après-midi le match nul sur la pelouse du Stadium de Toulouse et dit adieu au titre. Si l’AS Monaco l’emporte face à l’Olympique lyonnais, le quatrième, ils ne seront plus que deux prétendants, avec le Paris Saint-Germain. Comme les candidats à la présidentielle.
Devant son écran, le supporteur hésite. Soirée électorale ou Lyon-Monaco ? Voire, le clásico Madrid-Barcelone ? Il se sent coupable, la voix de la raison martèle ses arguments : les enjeux ne sont pas comparables ; les élections, c’est une fois tous les cinq ans alors qu’il y a des matchs tous les week-ends ; il en va de l’avenir de la France. D’autant qu’à la différence des précédents, le scrutin est serré, quatre candidats pourraient passer au second tour. D’accord, mais après quatre saisons largement dominées par le Paris Saint-Germain, la Ligue 1 offre enfin un peu de suspense… Dilemme. Principe de réalité et principe de plaisir s’affrontent. Alors, le supporteur décide de zapper d’une chaîne à l’autre, un peu honteux. Le football est l’opium du peuple, et il se sait dépendant…
Très tôt, Emmanuel Macron est donné vainqueur. Comme prévu. À Madrid, le Real prend l’avantage par Casemiro (1-0), après un hors-jeu non sifflé de Sergio Ramos. Comme prévu. Le Real est premier de Liga et demi-finaliste de la Ligue des Champions ; le Barça deuxième et éliminé. Mais le supporteur sent que quelque chose peut se passer. À Madrid, pas à Paris. Les sondages donnent Macron gagnant depuis des semaines. Et Marine Le Pen deuxième. Quand les premières estimations confirment les prévisions et que Lionel Messi égalise à Madrid (1-1), le supporteur commence à se dire qu’il n’y a de vrai suspense que sur le terrain, d’autant que le Barça double la mise par Rakitic. A Lyon, c’est l’AS Monaco qui prend l’avantage. Le Guadeloupéen Thomas Lemar centre pour la tête du Polonais Glick, qui remise sur le Colombien Falcao (1-0). Quelques minutes plus tard, le Portugais Silva lance en profondeur Mbappé, le jeune prodige fils d’un père camerounais et d’une mère algérienne, pour le break (0-2). Le supporteur se dit que l’Europe a du bon, qu’il ne croit décidément pas trop aux frontières et beaucoup à la collaboration entre les peuples et au métissage, dont il voit une allégorie dans le football. Dès les résultats de l’élection confirmés, il décide de rester sur les matchs. Au moins, tout n’y est pas peur et rejet de l’autre, et le scénario n’est pas écrit à l’avance : à Madrid, James Rodríguez égalise (2-2) mais, au bout du temps additionnel, Lionel Messi inscrit son 500e but en Liga et donne la victoire au Barça (2-3), au terme d’une action collective magnifique qui remonte un peu le moral du supporteur : jeu à trois entre Piqué, Busquets et Sergi Roberto qui part de sa surface, traverse tout le terrain, donne à Gomes qui prolonge sur Alba pour un centre en retrait vers Messi au point de pénalty. Le Barça revient à égalité du Real au classement, avec un match en plus. En football, au moins, rien n’est jamais joué d’avance…
Tandis que Tousart réduit le score à Lyon (1-2), le supporteur se rappelle qu’il n’a jamais remporté une seule élection. Ni son club aucun championnat. Que tous ses candidats sont toujours battus au premier tour. Mais qu’il a vu ce soir des matchs superbes. Cette beauté-là ne remplace pas les victoires politiques, mais elle console. Le football, opium du peuple ? Sans doute, et il en faut. Il faut de l’opium au peuple pour supporter tant d’échecs, et que le but s’éloigne dès qu’on s’en approche. De l’opium pour oublier la peur et l’argent au pouvoir, la petitesse, le mensonge, les espoirs déçus. Surtout, les espoirs déçus…
Des soirs pareils, il faut bien oublier. À défaut d’opium, en regardant un beau match ou en lisant un bon roman. S’évader. Pour revenir. S’il est une chose que le football enseigne, c’est qu’aucun échec n’est définitif. Il prêche le fatalisme mais pas la résignation. La patience est la première de ses vertus. Chacun y sait que son heure viendra, mais que le temps peut être long. Il y a du Boileau dans chaque entraîneur : « vingt fois sur le métier vous remettrez l’ouvrage » et du Kipling dans chaque joueur : « si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta saison et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir… ». Pénélope (la vrai, celle qui tisse sa tapisserie, pas son bas de laine), Sisyphe, la sœur Anne qui ne voit rien venir, le grand Cthulhu qui attend à jamais son heure en rêvant, Godot et tous les Tartares du désert jouent éternellement le match de l’espoir, au bout duquel la récompense viendra, après les deux prolongations, le temps additionnel et une séance de penalties infinie. Le supporteur le sait, il a vécu trop de défaites pour s’émouvoir d’une de plus : « un match dure quatre-vingt-dix minutes », « la saison n’est pas finie » et « mathématiquement, c’est pas perdu ! ». On se renforcera au mercato, on rebâtira une équipe, on s’entraînera dur, on reviendra plus fort et on finira bien par le remporter, ce titre. Contre les équipes à gros budget et les favoris des parieurs, malgré les arbitres et la malchance, le mauvais temps et les blessures. Parce qu’après tout, le supporteur n’a que ça pour se défendre : son infinie patience, ses espoirs, et la petite consolation hebdomadaire d’un beau geste, d’une action de classe, d’un but spectaculaire, et d’un tout petit peu de beauté dans un monde si laid !
Sébastien Rutés
Footbologies
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