Se mouvoir d’un lieu à l’autre en Grèce, c’est prendre conscience du drame émouvant et fatidique de la race, dans son ascension circulaire, de paradis en paradis. Chaque halte est un seuil nouveau, sur le chemin marqué par les dieux. Il y a des stations pour le repos, la prière, la méditation, l’action, le sacrifice, la transfiguration. A aucun point de la route n’est inscrit le mot FIN. Les rochers eux-mêmes – et nulle part au monde, Dieu n’a été aussi prodigue en rochers qu’en Grèce – sont symboles de vie éternelle. En Grèce, le roc est éloquent. L’homme peut mourir, le roc, jamais.
Le Colosse de Maroussi, Henry Miller
C’est depuis la Grèce où j’ai pris repos du film, et avec un romancier américain pour guide, que j’ai cru retrouver quelque chose du territoire camisard, depuis les montagnes âpres et sauvages du sud de la France, aux îles tout aussi âpres et sauvages du Dodécanèse. Dans son récit de voyage, Miller, parti sans un sou pour fuir la guerre qui vient, et se retrouver lui-même, fait résonner comme personne le multimillénaire miracle grec. Nous pénétrons avec lui dans le domaine des Dieux et des Héros, des paysages tout à la fois d’antiquité et d’éternité, quand les noces du ciel, de la terre et de la mer se peuplent des fantômes de rois ou de civilisations…
Ainsi en est-il des Cévennes, monument de schiste, de calcaire et de granit si bien cristallisé dans la lumière qu’il vous impose le “sentiment océanique“ cher à Freud. Mais s’y mêle aussi un autre souffle, une autre aura, puisqu’on y sent, déposée par strates, toute une geste des hommes – à l’image de ces hameaux de lauze, les ardoises du pays, si bien faits de la main des paysans qu’ils semblent sortis du sol. Les spectres des camisards hantent rivières et bois, ils y croisent ceux des maquisards, et peut-être même les ombres de ces tribus celtes dont César, en sa Guerre des Gaules, raconte la résistance âpre et sauvage…
À cette mémoire comme inscrite dans la pierre et l’eau du pays, le grand historien Patrick Cabanel, issu de la tradition huguenote locale et spécialiste du protestantisme, a consacré un des plus beaux ouvrages sur la région, Cévennes, un jardin d’Israël. Et lorsque le spectacle La Nuit des Camisards prend place sur le site de Champdomergue, une vaste clairière ouverte sur une ligne de crête, Cabanel en fait le modèle du “lieu-palimpseste”.
De même que sur les pages parcheminées des grimoires, les moines copistes du Moyen-Age transcrivaient, puis effaçaient à la pierre ponce, puis rédigeaient à nouveau les textes les uns sur les autres – le palimpseste désignant ce texte qui conserve, comme cachée, la mémoire d’autres –, de même à Champdomergue l’Histoire s’est-elle écrite, effacée, et réécrite encore. Ici en décembre 1701, la prophétesse Françoise Brès a animé une Assemblée au Désert, avant d’en périr ; ici en septembre 1702, les Camisards ont affronté les Royaux ; ici de juin à aout 1944, 28 résistants usèrent d’une bergerie comme camp de base. On comprend qu’un autre guide nommé Henry, Henry Mouysset, l’historien qui fait fonction de consultant pour le film et de repère pour son spectateur, se sent si ému de participer à la représentation en pareil lieu. Comme si les allers et venues des comédiens parmi le public se superposaient à ceux des fantômes qui les ont inspirés, étrange chorégraphie invisible des présents et des absents, à quelques siècles de distance.
Lorsque nous improvisons une interview de Cabanel, sur un sentier parmi les pins et les cigales, il résout l’énigme d’une injustice, sinon d’une imposture. Pourquoi tout le folklore camisard, concentré dans les hautes terres cévenoles qui en ont monopole et en font commerce, a-t-il quasiment disparu de la plaine qui s’étend en contre-bas, Uzège et Vaunage ? Pourtant, parmi vignes et garrigues de ce Midi, Jean Cavalier, jeune prophète-guerrier parmi les plus charismatiques, commanda à des centaines d’hommes et défit les troupes du Roy.
C’est que la plaine oublie : carrefour ouvert aux vents du dehors, aux métissages et aux modernités, elle ne retient pas ses souvenirs comme le font les montagnes, là où le temps se sédimente loin de tout, durcit comme pierre, coincé au creux d’un vallon, perché au haut d’un pic. Sur le feuillet de la plaine, l’Histoire n’imprime pas, encre sympathique aussitôt disparue qu’apparue ; ou les lignes des destins y sont si nombreuses entremêlées que leur trace n’en compose qu’un brouillon illisible. Sur la montagne faite livre au contraire, prodiges et tragédies se gravent en lettres amples et profondes, et le voile du temps qui passe ne suffit pas à en effacer les mots.
Alors, comment filmer le territoire, quand il est une telle puissance de l’espace et du temps ?
Impossible de ne pas passer, d’abord, par les cartes, ces images où la géographie se donne à lire, et où les Cévennes dévoilent leur forme. Si la délimitation des “Cévennes”, terroir sans existence administrative, a de tout temps fait débat, c’est plus ou moins cette zone-tampon, pâte plissée, pâte brisée de la croute terrestre, hérissée entre Midi et Massif Central, qui fait l’unanimité aujourd’hui.
Mais ce document est aussi palimpseste, dernière couche géologique de siècles de cartographie, et s’il faut ressusciter les disparus, ce sont les cartes d’époque qu’il faut révéler sous notre Google Map, à la manière du négatif qui sert d’origine à une photographie. Un bonheur pour moi, amoureux de ces documents qui me semblent toujours topographier quelque contrée merveilleuse, promesses d’aventures et de mystères, à l’instar des mappemondes Renaissance où l’Amérique, l’Asie, l’Afrique qui se découvraient alors à l’explorateur européen, s’affublent de découpages fantaisistes et de créatures fantastiques, mêlant science et légende sous la même plume. Tout tend ici à une poésie mélancolique et jubilatoire : inexactitude maladroite, tracé délicat, surcharge illustrative, faite de mille petits dessins.
J’avoue, je ne sais encore comment réconcilier la poésie graphique d’hier et la précision géographique d’aujourd’hui. J’imagine “re-designer“ une carte contemporaine selon l’esthétique ancienne, mais je ne sais encore si nous aurons le temps et l’argent pour un travail pareil – suite à un prochain épisode… A suivre aussi, la réponse à ma question ici posée, puisqu’en montrant des cartes qui ne sont que représentations de l’espace, et non photographies du lieu, je reste au seuil du problème : comment filmer le territoire ? comment faire entrer, dans le format 1.85 du cadre et les 52’ du programme, les milliers de kilomètres carrés et d’années passées qui font un lieu ?
Thomas Gayrard
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