Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Il est des époques troublées où les faits, même proches, même filmés, même prouvés, se dérobent. Où l’on peut dire blanc puis noir puis blanc puis noir, et même blanc et noir simultanément sans avoir le sentiment de tromper qui que ce soit. Des époques où l’on peut regarder la pluie tomber en affirmant que le soleil brille, parce que chacun peut avoir sa propre opinion, n’est-ce pas, on est des hommes et des femmes libres, hein, alors, voilà, le soleil brille.
Tout cela est très pratique car, quels que soient les propos tenus, personne, au bout du compte, ne ment vraiment. Ni Donald Trump lorsqu’il évoque un attentat fictif en Suède, ni François Fillon lorsqu’il accuse à tort les médias d’avoir annoncé le suicide de sa femme, ni Bruno Retailleau, son lieutenant, lorsqu’il estime à 200 000 puis à 300 000 le nombre des présents lors de son meeting sur la place du Trocadero qui ne peut en contenir plus de 50 000. Une des porte-paroles de Donald Trump, là encore, avait brillamment ouvert la voie : dire que la foule venue assister à l’investiture du nouveau président était « la plus grande foule jamais vue lors d’une investiture, point barre », ce n’est pas mentir. Non, c’est énoncer un fait « alternatif ». Point barre.
« Il n’est pas de tyran au monde qui aime la vérité ; la vérité n’obéit pas », énonçait en son temps le philosophe Alain. Lequel se trouve aujourd’hui quotidiennement contredit. Car si, bien sûr, la vérité obéit. Assez docilement, même.
Mais c’est parce que sa petite famille s’est agrandie. Et que sa copine, la vérité « alternative », lui colle désormais aux baskets. Longtemps, la vérité a trôné, complexe certes, mais intouchable. La dame n’est aujourd’hui plus seule sur son Olympe. Elle a dû faire un peu de place à une sorte de petite sœur qui la suit maintenant comme son ombre : il y a désormais d’un côté la vérité, de l’autre la vérité « alternative », ou « post-vérité », « fake new », « alternative fact ». Deux sœurs jumelles. Deux fausses jumelles.
Au milieu de tout cela, est sorti le dernier roman de Philippe Annocque, Élise et Lise (Quidam éditeur), qui n’a rien à voir avec ces histoires de vérité bricolée. Et pourtant. Dans ce roman, Élise et Lise sont deux jeunes femmes. Elles ont beaucoup de points communs mais il y a un décalage, comme s’il y avait, en quelque sorte, une vraie et une fausse, qui voudrait être la vraie. Car Lise veut être Élise. Lise s’arrange pour rencontrer Elise, pour devenir son amie. « Très vite, elles ont toujours été ensemble, Élise et Lise », « leur amitié était plutôt de l’ordre de l’évidence, comme le fait d’avoir des mains au bout des bras ». « Élise venait en premier et Lise en était l’ombre fidèle ». Une ombre inquiétante, dévorante, pathologique. Il y a aussi une autre fille dans cette histoire, mais qui « n’était pas un personnage », « dans les contes, elle était le conteur ». Et puis un amoureux, qui se fera manger. A vrai dire, « le conte a différentes versions », les perspectives des uns et des autres se croisent, les discours sont hésitants, se corrigent, s’interrogent. Mais l’ombre, elle, est bien là. « Élise ne comprend pas. De quoi a-t-elle peur ? ». Dans les contes « les fausses fiancées sont des usurpatrices. Elles jouent un double jeu […] C’est alors que les colombes leur rendront le service de leur crever un œil à chacune » : car les contes sont cruels, comme l’est aussi le roman vertigineux de Philippe Annocque.
Dans ce récit, Élise, « Elle avait un peu l’impression de ne pas exister. » Elle aussi est poursuivie, harcelée par une version alternative d’elle-même. Qui la dévore, qui la grignote. Qui lui fiche la trouille. Forcément.
La réalité, aujourd’hui, se trouve un peu dans cette situation. Copiée, déformée, trafiquée, affublée d’un double alternatif qui prend de plus en plus de place.
Elle est terrorisée, c’est sûr.
Et nous aussi, un peu, du coup.
D’autant que, ne l’oublions pas, les contes sont souvent cruels. Alors, avant de foncer acheter le roman 1984 de George Orwell, sur lequel les Américains se jettent en ce moment, lisez donc le dernier roman de Philippe Annocque. Vous aurez un petit peu peur, c’est certain. Mais vous comprendrez que les contes n’ont pas fini de nous confronter à nos vies, à nos choix, à nos responsabilités. Car l’histoire, bien sûr, raconte « autre chose que ce qu’elle raconte ».
Sur ce, très bonne lecture !
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
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