S’il vous manque une case… Classiques incontournables, perles méconnues, succès d’estime ou commerciaux, collectés au gré de nos humeurs et de notre errance au sein du “neuvième art”.
Le roi n’est pas mort, mais la chose publique a tout de même crié « Vive le roi ! ». Le souverain a rajeuni. Il a maigri, aussi… Nous voilà tout ragaillardis, car la royauté est enfin assumée, revendiquée même dans sa dimension jupitérienne, après les longues circonvolutions dans une apparence de normalité. Allez, chantons en cœur avec le divin Marquis : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » !
Pour l’heure, le nouveau roi appelé araignée, comme dirait Prévert, tisse sa toile de gauche à droite, dans l’espoir de réunir un pays depuis longtemps fracturé. Signe de ces temps de réconciliation, les barbus, hier stigmatisés, ont placé l’un des leurs à Matignon.
Alternant ces dernières semaines la lecture de Montaigne, de La Boétie et le zapping sur les chaînes d’informations, nous fûmes frappés de plein fouet par l’ironie de l’histoire. Un dauphin, finalement écarté, dénonçant le climat de « guerre civile », les fanatiques religieux aux premières loges, l’alliance orageuse avec le Béarnais, la quête d’un sauveur capable de réunir les factions… Et les rumeurs…
Oui, c’était clair, notre modernité rejouait le XVIe siècle, ce que nous confirma la lecture de Henriquet, l’homme-reine de Richard Guérineau (Delcourt/Mirages, 2017, 192 p.). Après son remarqué Charly 9, d’après celui de Jean Teulé, l’auteur nous plonge dans une peinture d’Henri III qui, déclinée en trois parties, présente les grands moments de son règne, de son couronnement en 1575 à sa mort en 1589. Insistant parfois sur des aspects anecdotiques et ne reculant pas devant des outrances déjà assumées dans Charly 9, ce récit ne manquera pas de faire tiquer l’historien sourcilleux qui chercherait là une stricte biographie. Car plus que d’Henri de Valois, c’est d’Henriquet dont il est ici question, un roi ambigu en pleine confusion des genres, comme l’indique l’exergue du quatrième de couverture faisant écho au titre :
– J’aurais pu être un bon roi, si je n’étais né dans un si mauvais siècle.
– Tu n’es pas un roi, Henriquet, mais une REINE !
La ronde des personnages rassemble toutes les stars du moment, sur fond de guerre de religions qui ensanglantent la France et plusieurs planches de l’ouvrage, mais ils sont systématiquement décalés dans leurs comportements et expressions, donnant son dynamisme à ce qui est bien plus qu’un roman graphique historique. On y apprend les intrigues de François d’Alençon pour servir son ambition, foutriquet à la tête des « Malcontents » que l’on persiste à appeler « Hercule », nom de baptême qu’il abandonne pourtant à la mort de François II en 1560, et le rôle de sa sœur Marguerite, la fameuse Reine Margot. Femme de celui qui est ici dénommé « Henriot », le futur Henri IV – qui n’aime pas se laver et dont on ne cesse de moquer le « fumet » depuis Charlie 9 – le portrait de cette dernière s’écarte de la réalité historique pour retenir essentiellement la figure lubrique construite par les calomnies dont elle fut la cible, notamment de la part d’Agrippa d’Aubigné. Ainsi le roi peut-il lui envoyer que « son sexe puant ressemble à la Cour des Miracles », tandis qu’elle-même fait montre d’un vocabulaire fleuri quand elle lance à Henriquet « Mollecouille ! Que les cent diables te sautent au cul ». Ambiance…
Néanmoins, la réalité historique est bien respectée, qu’il s’agisse de la progressive mise à l’écart du gouvernement de Catherine de Médicis, de la place des « mignons » à la cour, de la fuite en février 1576 d’Henri de Navarre du Louvre, où il était retenu en otage depuis trois ans, ou encore de l’assassinat du duc de Guise en décembre 1588.
Cette histoire de France, dont certaines planches semblent directement sorties de celle de Michelet, se mélange avec des références masquées à l’histoire de la bande dessinée. Par exemple avec l’évocation de la Ligue catholique menée par le duc de Guise, présentée ici dans le « Petit journal de la Ligue des gentilshommes très catholiques », en référence aux comics d’Alan Moore et Kevin O’Neill. L’intérêt principal de cet Henriquet est qu’il dévie systématiquement des canons de la BD historique classique – peu humoristique – par l’interpolation de styles graphiques différents, une autre confusion des genres qui permet d’intégrer, dans une histoire sérieuse, des épisodes parfois totalement délirants, sans pour autant que cela nuise à la cohérence du propos. Si en effet les passages relevant du récit historique central sont portés par un style réaliste, capable de magnifiquement restituer les volumes, s’y intercalent des pastiches très divers où, comme cela était le cas dans Charlie 9, le lecteur féru de BD retrouve certains grands classiques.
Ainsi, l’assassinat de Bussy d’Amboise en août 1579 donne lieu à une double planche totalement délirante dans le style de Morris, le père de Lucky Luke, où le pauvre gentilhomme, après un combat digne d’un saloon contre plusieurs malandrins, finit sodomisé, la tête dans l’urine de l’un d’entre eux… Ce n’est pas sans une certaine émotion que nous avons aussi retrouvé, dans une double planche de quatre strips, le style et l’humour de Dik Browne, qui publiait dans le libéral Journal de Mickey – même si nous faisions partie à la récré du gang communiste des lecteurs de Pif Gadget – les aventures d’Hägar Dünor le Viking (Hägar the Horrible), dans les années 70-80. Où l’on voit en passant qu’apprécier pleinement aujourd’hui certaines BD suppose une certaine culture au niveau de l’histoire de cet art, et sans doute un peu de bouteille…
Notons enfin l’usage de la métaphore filée du bilboquet, jeu qu’Henri III appréciait et qu’il avait introduit à la cour, qui représente d’abord la sexualité en propre car, dixit un courtisan, « le manche du bilboquet est appelé le “mignon“ et la boule, le “cul du roi“ »… Il représente aussi la sexualité et la mort au figuré, car nous apprenons que le roi dit, au moment où le frère Jacques Clément le poignardait, « Aah ! Vérole de moine ! Tu m’as bilbouqué ! ». Cela donne dans l’épilogue une série de quatre planches mettant en scène, dans le style de Johan et Pirlouit de Peyo, Montaigne et Pierre de l’Estoile s’interrogeant sur la formule à retenir pour la postérité, et s’accordant sur celle que l’Histoire a conservé : « Ah ! Méchant moine, tu m’as tué ! ». Il est enfin utilisé comme l’image de l’adversité, dont on finit, parfois, par triompher…
Henriquet. L’homme-reine constitue une œuvre majeure, non seulement parce qu’elle est plaisante à lire et assez bien informée, mais aussi parce qu’elle nous interroge sur ce que peut être l’Histoire. Car, si Marguerite de Valois n’est pas la « Reine Margot » dont le mythe, fondé sur des pamphlets calomnieux, date surtout du XIXe siècle et de Dumas, les légendes noires sont néanmoins des faits historiques qui se véhiculent par diverses archives. Ces fictions ont des effets de réels, devenant même histoire sous la plume de Michelet, qui voit dans la luxure de Margot le signe de la déchéance de l’ancien régime. Comme le dit Henriquet, « entre une vérité triviale et une rumeur putassière, qui peut deviner ce que l’histoire retiendra » ? Le décalage opéré par Guérineau à partir de la figure d’Henri III engendre ainsi un nouveau personnage fictionnel, « Henriquet », à qui nous souhaitons un succès digne de celui de la « Reine Margot ».
Didier Ottaviani
S’il vous manque une case…
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