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Et que se taisent les vagues
| 26 Jan 2025

On entre parfois à l’école pour y apprendre tout autre chose que ce que l’on avait imaginé. Lucho, adolescent sensible aux richesses du rio Aconcagua, à la beauté de la cordillera de los Andes, richesses et beauté qui s’offraient aux familles pauvres habitant, comme lui et ses grands-parents, sur les rives du fleuve, ne pouvait imaginer ce qu’il allait vivre quand il a demandé son inscription à l’école de la marine chilienne. Luis Aguirre, dit Lucho, est l’un des jeunes marins qui ont tenté de déjouer le coup d’État fomenté par des militaires contre le président Allende ; c’est l’histoire de Lucho et de ses camarades que fait revivre le troisième tome de la saga chilienne de Désirée et Alain Frappier. Après Là où se termine la terre suivi de Le temps des humbles, Et que se taisent les vagues se saisit d’un épisode méconnu de la période Allende, où de très jeunes hommes ont inscrit humblement leurs noms dans l’Histoire.

Dévier le cap de la destinée

Enfants d’ouvriers, de paysans, ils voulaient juste continuer des études que leur famille ne pouvait pas leur payer ; entrer dans la marine pour étudier, ainsi braver les déterminismes et la misère. La première moitié du roman graphique déroule avec une grande subtilité le fil de la construction de la conscience de classe. Car il ne suffit pas d’être, comme Lucho, orphelin d’un père sorti malade et détruit du camp de concentration de Pisagua où Frei faisait enfermer les communistes et les anarchistes sous la garde d’un certain Pinochet, il ne suffit pas d’être enfant de prolétaires ni même de militant·es pour prendre toute la mesure des injustices de classe. Le scénario de Désirée Frappier assemble avec habileté les éléments qui se conjuguent pour que, au moment crucial, les esprits et les sensibilités soient prêts à accueillir la révolte et à organiser l’action.

Arrivés à l’école des mousses – le dessin d’Alain Frappier donne à l’île de Quiriquina l’aspect d’un monstre noir flottant sur une mer d’acier – en février 1969, ceux qui ne sont encore que de grands adolescents subissent les violences et les humiliations du dressage militaire, exécuté avec d’autant plus d’imbécile rudesse qu’ils ne sont pas fils de bonnes familles bourgeoises mais du peuple, certains, les plus méprisés par « les vaches sacrées » (les officiers), sont Mapuche. Impossible de rétorquer aux abus de pouvoir sinon pour s’attirer de plus cruelles brimades y compris collectives, mais les émotions qui traversent les apprentis marins sont finement rendues par la diversité des expressions qu’Alain Frappier parvient à suggérer en quelques traits.

Si certains élèves s’abaissent à la servilité, l’histoire de Lucho et de ses camarades montre que la solidarité s’apprend aussi sous l’étrille. Le récit est celui de Lucho qui n’oublie jamais de rappeler l’importance du collectif, à la fois pour survivre sans démissionner aux mauvais traitements des trois premiers mois d’instruction, mais plus encore dans l’action de résistance que ces hommes mis brutalement face aux enjeux de l’histoire, auront à mener. L’endurcissement à la discipline militaire, les découvertes de la vie d’adulte, les missions à l’étranger qui révèlent d’autres visions du monde, mais aussi la politisation et la joie ressentie le 4 septembre 1970, au soir de l’élection d’Allende, sont autant d’expériences vécues en groupe de copains.

Pour écarter l’obscurité

Pris par leurs études, c’est en 1972 que Lucho et ses camarades se rendent compte que quelque chose se trame contre le président élu et son gouvernement. Et ça se passe où ils sont, dans l’armée, sur les navires de guerre, autour d’eux. Si l’agitation de l’opposition se renforce partout, la hiérarchie militaire que les marins côtoient s’organise en vue d’un coup d’État qui aboutira comme on le sait le 11 septembre 1973 par la mort d’Allende et la mise au pouvoir du général Pinochet. Là encore, le scénario choisissant le point du vue non seulement de Lucho mais des autres marins embarqués sur d’autres navires, plonge les lecteurs et lectrices au coeur des événements. De la découverte d’agissements préoccupants qu’il s’agit d’interpréter sans erreur, à la décision d’agir c’est-à-dire d’avertir la présidence du futur coup d’état, des espoirs aux déconvenues, la tension narrative est forte. Bien entendu, la bourgeoisie réactionnaire chilienne, les momios, n’a jamais eu l’intention de respecter ni le résultat du vote démocratique ni le président de gauche. Les tractations en vue de son renversement ont commencé dès l’élection. Désirée Frappier parvient a exposer sans nuire à la dynamique narrative la multiplicité des éléments qui ont concouru à la victoire des factieux : compromissions internes, influences internationales, soutien direct des États-Unis de Nixon, provocations, sabotages et attentats.

L’ambiance est sombre parce que nocturne, les mouvements des marins, leurs discussions enflammées, ont lieu souvent la nuit ce qui confère un caractère intime à des événements au retentissement national et planétaire. Les marins révoltés, et brutalement réprimés, sont de jeunes gens sérieux qui portent en eux la légèreté de leur âge, ils s’amusent, plaisantent, rient souvent, flirtent, admirent, ressentent, provoquent, sont vivants. Sont-ils naïfs, eux qui veulent l’égalité et qui croient au serment qu’on leur a fait jurer devant Dieu, de servir la patrie, de respecter la constitution et les lois ? « Peut-être que la différence entre un naïf et un héros c’est que, contre toute probabilité, le héros réussit à vaincre l’adversité. Un héros ne serait alors rien d’autre qu’un naïf dont le hasard a guidé les pas dans un minuscule interstice appelé chance. »

Avec Et que se taisent les vagues, Désirée et Alain Frappier referment un engagement au long cours dans cette période de l’histoire du Chili qui est aussi une période de l’histoire mondiale. L’histoire d’un espoir toujours vivace de changer la vie et d’une certitude qui, comme un petit ruisseau, court en réseau, souterrainement, mais parfois affleure, se gonfle et déborde pour abattre les injustices : le monde appartient à celles et ceux qui l’aiment.

 Désirée et Alain Frappier, Et que se taisent les vagues, Chili – La traversée. Steinkis, 2024.

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