Quel plaisir nouveau de recevoir un livre de photographies par la poste! Un livre différent de la marée éditoriale nous inondant des sempiternelles démarches autocentrées, s’autoproclamant artistiques en malmenant la photographie. Les enfants de la guerre est le premier livre de photographies publié par les éditions Mesures, maison d’édition indépendante fondée par Françoise Morvan et son compagnon André Markowicz.
Françoise Morvan est une écrivaine passionnée par sa Bretagne, sa culture, sa langue. Elle a choisi de nous montrer soixante photographies d’Yvonne Kerdudo, photographe établie dans un bourg du Trégor. Au début du XXème siècle, s’établir photographe, c’était faire les portraits que la population demandait. Garder la mémoire des événements familiaux, des fêtes et des cérémonies.
Née en 1878 à Ploumilliau, « madame Yvonne » comme l’appelaient les habitants, installa à Plouaret son petit studio. C’est auprès des frères Lumière qu’elle avait appris la photographie. Elle comprit qu’il était plus fort de faire poser les familles devant les murs de leur ferme, les petites filles avec leur collection de poupées, croisant les jambes dévoilant une jupe bien courte pour l’idée qu’il nous reste de cette époque. Yvonne Kerdudo avait l’intuition que la photographie lui permettait de donner à voir les angoisses et les drames que les visages des villageois exprimaient pendant cette terrible période d’une guerre mondiale qui ne fut grande que par son horreur.
En regardant ces photographies d’enfants, des petites filles et leurs poupées, des fratries avec au centre un garçonnet dont le regard semble dire qu’il se sait chef de famille, sans oublier le rassemblement des conscrits partant à la boucherie bien que l’histoire ait faussement répété « la fleur au fusil », comment ne pas penser à cette autre guerre, tout près de nous, aux rumeurs et bruits de bottes, à la jubilation des marchands d’armes revigorés?
Françoise Morvan dresse ce qui sera la table des matières, les titres des textes accompagnant chaque photographie parmi lesquels: Présage, Rassemblement, Mobilisation, Mariages, Départ… Héros, Nantis, Frères, Sœurs, Providence, Privilège… Monument, Coq, Fantôme. Comme un inventaire de ressentis.
Providence (page 69) © Yvonne Kerdudo
Consolation (page 59) © Yvonne Kerdudo
Un exemple pour partager texte et photographie :
Devoir :
Une ombre égale un cercle égal
Au milieu d’un ciel d’argent mat
Pareil à l’épervier le devoir veille
Guettant l’enfant de fondre sur sa proie.
La photographie des conscrits posant, raides, devant des baraquements militaires, permet à Yvonne Kerdudo de ne pas oublier le muret recouvert de mousse et les arbres, au fond, dont nous savons aujourd’hui que la guerre les hachera menu tout autant que ces hommes enrôlés de force.
Comment n’être pas ému par ces chevaux devant la ferme, le poulain qu’on n’oublie pas et la famille unie, tous se tenant la main autour de la maman?
Comme beaucoup de photographes de village, Yvonne Kerdudo et ses photographies auraient pu tomber dans l’oubli. Sa notoriété n’était que locale, bretonne, aucun réseau social ne permettait une reconnaissance plus étendue. De 1906 à1952 elle réalise 22 000 plaques de verre 13x18cm, toujours ce même format reproduisant tous les détails avec précision. Un trésor délaissé dans le grenier de sa maison qu’une petite nièce voulait vendre. L’animatrice d’une troupe théâtrale installée près de Plouaret, Pascale Laronze accepte d’acquérir ce fonds. Avec Alain Le Meur, ils l’ont préservé, sauvant les plaques de verre de la benne. Combien de mémoires, parts de notre patrimoine, auront disparu sans ce genre de sauvetage inespéré?
En quatrième de couverture, en médaillon, le portrait d’Yvonne Kerdudo – qui a accompli au moment des événements ce qui demeure pour nous un travail de mémoire – lui rend un hommage posthume sacralisé par Françoise Morvan.
Merci Gilles pour ce partage.