Dans la course au spectacle long – et la 71e édition du festival d’Avignon est à cet égard un bon cru – le projet présenté par Antonio Latella est hors concours : 16h30 de représentation, en italien surtitré, avec des morceaux en grec ancien et en latin, il y a de quoi faire vaciller le festivalier le plus déterminé. « Toi qui entres ici, abandonne toute espérance » ? Que les candidats au voyage se rassurent : la porte du gymnase du lycée Mistral n’est pas celle de l’Enfer. Et les seize heures dans l’intimité agitée des Atrides sont parfaitement supportables. D’autant qu’elles sont réparties sur deux journées (le présent compte rendu concerne la première moitié du voyage), entrecoupées d’entractes et suffisamment variées pour qu’on ne s’y ennuie pas. Au menu, les huit tragédies d’Eschyle, Euripide et Sophocle consacrées à la famille d’Agamemnon, Iphigénie, Electre, Oreste et les autres. Plus, en hors d’œuvre, un digest du Thyeste de Sénèque (les versions grecques antérieures sont perdues), puisque tout part de l’histoire des deux frères jumeaux Atrée et Thyeste ; le premier, qui avait des raisons d’en vouloir au second, lui faisant manger dans un banquet la chair de ses fils assassinés. D’où la suite sans fin de haines familiales recuites. Posée à cour, la cuisinière électrique est un accessoire qui ne bouge pas tout au long de l’épopée ; le rappel fonctionne moins comme une menace que comme un clin d’oeil
À l’origine, Santa Estasi n’était pas un spectacle mais un atelier à l’intention de jeunes comédiens et auteurs italiens, organisé en 2016 à Modène en Émilie-Romagne. « Il s’agissait, explique Antonio Latella dans le programme, de poser la question de la figure du père, de l’hérédité, des héritages et de la tradition. […] Pendant deux mois, les jeunes auteurs ont traduit, retraduit ou réécrit ces mythes tandis qu’en parallèle nous formions les acteurs à notre approche du corps et du récit. » Un banquet anthropophage suivi d’une succession sans fin de meurtres : l’histoire des Atrides déroule un fil de sang et d’horreur dont le spectacle de Latella parvient à renouveler le traitement. Dans sa version, Agamemnon n’est pas tant le père meurtrier que le père incestueux d’Iphigénie, et la chair familiale est avant tout consommée dans les rapports amoureux. La réécriture des textes s’avère d’autre part réussie : fidèle aux originaux, mais avec des embardées comiques ou incongrues, et un souci de réinscrire les histoires sinon dans le monde d’aujourd’hui, du moins dans une promiscuité vivante. Certains personnages bénéficient en outre de traitements inédits. Ainsi Cassandre, bonne fille mutique et visiblement pas si mécontente de son sort, ni indifférente à l’intérêt qu’Agamemnon lui porte ; aux antipodes de la Pythie bouche écumante et bras tordus généralement attendue. Et cette façon de décaler le personnage permet de mieux réentendre.
Autre choix dramaturgique pertinent, l’insertion de l’Hélène d’Euripide, qui casse là aussi le fil tragique attendu, ou plutôt le retend ailleurs. On connait à peu près l’histoire de la guerre de Troie qui sert de toile de fond aux Atrides : Hélène, femme de Ménélas – et belle sœur d’Agamemnon – a été enlevée par Pâris qui la retient dans Troie. Pour venger l’affront, la flotte grecque part assiéger Troie mais faute de vent se retrouve coincée à Aulis, où le devin Calchas convainc Agamemnon de sacrifier sa fille aînée Iphigénie, seul moyen selon lui pour repartir. Restée à Argos, Clytemnestre, femme d’Agamemnon, prépare sa vengeance dans les bras d’Égisthe, cousin du roi et régent de la cité en son absence. Tous les deux assassinent Agamemnon dès son retour de Troie, et sont à leur tour assassinés, des années plus tard, par Oreste et Electre, frère et sœur d’Iphigénie.
Sauf que, raconte Euripide dans Hélène, toute cette histoire de guerre de Troie n’a servi à rien, puisque Hélène n’était pas à Troie mais en Égypte, chez le roi Protée. Celle que Pâris croyait avoir enlevée n’était qu’un fantôme engendré par la déesse Héra. Confrontée aux autres tragédies du cycle, Hélène a un double mérite ; d’abord sa dimension comique – on est plus près de l’une des aventures d’Ulysse dans L’Odyssée que des marches sanglantes du palais d’Argos. Et elle permet de relativiser l’inéluctabilité des destins prêtés aux héros tragiques. Euripide utilise d’ailleurs le même tour de passe-passe dans Iphigénie en Tauride : Iphigénie, que l’on croyait sacrifiée, coulait en fait des jours tranquilles, sauvée in extremis par Artémis.
Ne pas prendre cela trop au sérieux tout en se livrant sans compter, telle est la feuille de route que les comédiens de Latella font mieux que suivre, insufflant aux vieilles histoires une vérité des corps, un amour des personnages, une élégance dont on ne se lasse pas.
René Solis
Théâtre
Santa Estasi – Atridi : Otto ritratti di famiglia, mise en scène de Antonio Latella, spectacle en deux parties (8h50 et 7h40 respectivement), au gymnase du Lycée Mistral, en alternance, à 15h, jusqu’au 26 juillet
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