La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Ex Machina #47: Futur Intérieur
| 23 Avr 2025

Depuis que le caillou m’a parlé de cet exemple où Delta pourrait combiner des concepts pour créer une sorte de plan d’action, l’idée tourne en boucle dans ma tête.

Je vous rappelle le topo : Delta a appris (à son corps virtuel défendant) que les carrés rouges sont mauvais, mais que si l’on s’en éloigne tout de suite on s’en remet. Elle a pour cela d’abord construit un concept « carré rouge mauvais » puis, en utilisant sa mémoire à court terme, « carré rouge mauvais puis bouger OK ».

Le caillou m’a ensuite invité à considérer une situation plus complexe, dans laquelle Delta voit un délicieux triangle vert situé à côté du carré rouge. Elle sera attirée par le triangle vert, repoussée par le carré rouge, mais elle pourra mobiliser le concept précédent : le danger du carré rouge n’étant que relatif, elle décidera d’aller manger le triangle vert mais de s’en éloigner tout de suite. Autrement dit, elle planifie. Si les triangles verts sont fréquents autour des carrés rouges, elle pourrait développer un concept tel que « chercher un carré rouge, manger le carré vert situé à côté, puis s’éloigner ».

Je comprends l’idée, je la trouve assez logique et élégante ; mais elle implique que Delta bénéficie non seulement d’une mémoire à court terme, mais aussi d’une sorte de projection dans le futur, à court terme également. Or nous ne lui avons rien donné de tel ! Qu’est-ce que je ne comprends pas ?

Un autre élément de trouble, c’est le mot « histoire » que le caillou a utilisé. Il m’a évoqué quelque chose dont j’ai mis du temps à me souvenir : une conversation avec Sima, durant laquelle l’artiste m’avait déclaré « être conscient, s’est se raconter des histoires ». J’avais trouvé la formule jolie, mais sans grand intérêt pratique. Avais-je eu tort ?

Je décidai de contacter Sima. Par chance, mon message lui parvint pendant un chat avec son frère Alan, le concepteur d’Abel, le brillant programmeur. Ils m’invitèrent à me joindre à eux. Ravi de la coïncidence, et par ailleurs assez curieux d’être témoin d’une conversation entre deux adelphes aussi dissemblables, je m’exécutai immédiatement.

– C’est bien que tu reviennes à ce petit aphorisme que j’avais totalement oublié, me dit Sima. Tiens, je te le laisse gratuitement sous licence Creative Commons non exclusive, avec citation de l’auteur et sans retombées commerciales. Mes avocats t’enverront la paperasse.

– Euh… merci beaucoup. Mais peux-tu élaborer un peu ?

– Mmm… Je ne sais pas précisément ce que j’ai pu vouloir te signifier à ce moment-là. Je ne suis pas d’une très grande familiarité avec mes propres processus créatifs, il faut bien le reconnaître, et l’introspection m’ennuie. Cependant je me hasarderai à une explication, ou peut-être une paraphrase, sans garantie aucune de pertinence.

– Bien noté.

– Il me semble d’abord que le mythe, l’histoire archétypale, est au cœur de toute culture humaine, et peut-être toute culture tout court, ne soyons pas provinciaux.

– OK. Et ?

– Et le premier mythe, le plus important, c’est celui qui nous définit. Qui nous définit à nos propres yeux, j’entends. Je suis Sima, je pense de telle manière, je vis de telle manière, et cela ne change pas trop, en tout cas pas au point que je devienne – toujours à mes propres yeux – quelqu’un d’autre que moi. Tu comprends ?

– Euh… ton moi, c’est ton concept de « moi », et il se fonde sur un mythe ?

– Sur plusieurs histoires entremêlées, en fait. Un grand nombre. Des petites, des longues. Avec des interférences entre elles ; peut-être des conjonctions et des disjonctions, comme tu les appelles. Tiens, tu veux que je t’invente une histoire de Delta ? C’est gratis pro deo, pour le plaisir de la discussion. Pas de royalties.

– Mais je t’en prie.

– Je me lance. Ahem. Je suis Delta. J’aime les triangles verts, et j’ai appris à les chasser…

– À les cueillir, peut-être ?

– Ne m’interromps pas. J’ai appris à les cueillir près de dangereux carrés rouges que je sais éviter comme personne. J’explore mon univers, je découvre de nouvelles combinaisons de formes et de couleurs. Je recherche le plaisir. Quand je me trouve devant un miroir…

– Il y a de miroirs dans le monde de Delta ?

– Il y en aura. Quand je me trouve devant un miroir, donc, je vois un triangle bleu qui bouge comme moi. Si je vois un carré rouge dans le miroir je sais qu’il y en a un derrière moi et que je le verrai si je me retourne. Je suis le concept « triangle bleu ». Les humains l’appellent Sima…

– Mais nous n’avons pas prévu d’oreilles !

– Nous en ajouterons, pour que nous puissions lui parler. Et une bouche, et des syllabes pour qu’elle puisse nous répondre. Bon, zut, j’ai perdu le fil..

– Pardon. Mais je vois ce que tu veux dire. Non seulement Delta peut se souvenir, non seulement elle peut planifier, mais son identité, son concept de « moi », c’est l’ensemble de toutes les histoires de sa vie qu’elle construit et qu’elle pense. C’est ça ?

– Plutôt lourdement exprimé, mais c’est ça. Je préfère mon aphorisme, cela dit. Même si je n’ai aucune certitude quant à ce qu’il était censé exprimer au moment où je l’ai prononcé.

– D’accord, mais comment ça fonctionne, tout ça ? Nous avons doté Delta de récepteurs de changement, qui lui donnent une mémoire à court terme, mais nous ne lui avons pas donné de récepteurs pour représenter l’avenir ? Comment peut-elle construire des plans ?

– Ça, je n’en ai pas la moindre idée, conclut joyeusement Sima. C’est votre sauce d’ingénieurs, je vous laisse la touiller, j’ai à faire. Tchao Alan ! A la prochaine !

Alan et moi nous retrouvâmes seuls sur le chat. Il reprit la balle au bond :

– Écoute, tu sais comment est Sima. Ne sois pas déçu.

– Je ne le suis pas. Sa perspective est inspirante, à sa manière. Simplement, je n’arrive pas à comprendre comment Delta pourrait appréhender le futur. Tout ce qu’elle a, c’est le présent, et un passé plus ou moins immédiat.

– Tu oublies quelque chose : elle a aussi des concepts qui relient les deux. Je pense que c’est la clé. Tiens, reprends ce concept proposé par le Caillou : « carré rouge dangereux, puis bouger OK ». C’est bien ça ?

– Oui.

– Eh bien, dans ta manière de présenter ce concept, tu opères toi-même un déplacement temporel, du présent vers le passé.

– ?

–  Je m’explique. Quand elle invente ce concept, la première fois, Delta est dans la situation ou elle est actuellement en train de bouger et de se sentir mieux, alors que dans le passé immédiat – transmis par ses récepteurs de changement – elle était proche du carré rouge et se sentait mal. On est d’accord ?

– Oui.

– Donc une présentation plus littérale de ce concept serait « bouger et se sentir bien, après avoir touché le carré rouge dangereux ». Le présent, c’est le fait de bouger ; le passé, c’est le carré rouge.

– C’est vrai.

– Sauf que si, plus tard, Delta pense à ce même concept au moment où elle rentre dans un carré rouge, ce qui lui serait fort utile, son présent est le carré rouge ; et son futur…

– …le fait de bouger !

– Exactement. Le concept implique juste une succession d’événements, « carré rouge douloureux » suivi de « déplacement OK », sans imposer de point de vue temporel. Y penser quand le deuxième événement se produit, c’est un souvenir : « Ce carré rouge faisait mal, heureusement que j’ai bougé ». Y penser quand le premier se produit, c’est une projection dans l’avenir : « Ce carré rouge fait mal, j’irai mieux quand je serai partie ». Delta transforme son présent en passé du futur. C’est ce qui lui permet de prendre la bonne décision et de s’éloigner du carré rouge.

– Et pour des plans plus complexes ? Comme aller chercher un triangle vert près du carré rouge ?

– Ça c’est facile. Une fois qu’elle a un concept tel que « toucher le carré rouge et s’enfuir », elle peut l’utiliser dans un souvenir (« je mange un triangle vert que j’ai trouvé en m’éloignant du carré rouge ») ou le projeter (« En m’enfuyant du triangle rouge je vais trouver un triangle vert ». C’est le même principe.

– Donc, Delta raisonne au futur antérieur !

– Ou intérieur, dans son cas. Mais oui, c’est ça. En plus, il y a un bonus.

– Lequel ?

– Tu t’es souvent demandé ce qui déclenchait la pensée d’un concept plutôt que d’un autre, n’est-ce pas ? Et le caillou t’avait expliqué que le changement était à la base de tout ça. Eh bien, on est en plein dedans. Quand quelque chose change, Delta peut penser, de manière symétrique, à ce qu’il y avait avant ou à ce qu’il y a après. Si elle pense maintenant à ce qu’il y avait avant, c’est le souvenir. Si elle pense maintenant à la suite, c’est le plan. Le concept s’en fiche. Et toi, tu donnes à Delta non seulement une mémoire, mais aussi un sens de l’avenir.

– Tout ça gratuitement ?

– Sans même la moindre licence d’utilisation, et sans avocats. C’est cadeau.

(à suivre)

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