La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Au piquet les mains sur la tête !
| 27 Sep 2019

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Rentrée fort tardive pour votre chroniqueur, à qui la rentrée scolaire fournit justement un sujet : celui du salaire des profs. Une chronique encore récente de LCI a soulevé un tollé, et même si plusieurs correctifs y ont déjà été apportés par la presse, il vaut le coup de décortiquer un peu son raisonnement et ses erreurs.

L’auteur de cet éditorial se fonde sur une récente étude de l’OCDE, « regards sur l’éducation », qui s’intéresse entre autres aux salaires des enseignants et à leur évolution. Il en tire les affirmations suivantes : « les professeurs de lycée dans l’Hexagone gagnent près de 3 850 euros par mois, contre 3 457 euros pour la moyenne des pays de l’OCDE. Les professeurs de collège, eux, reçoivent en autour de 3 425 euros par mois, contre 3 211 euros pour la moyenne de l’OCDE. Ceux de l’enseignement élémentaire en gagnent moins. Ces derniers perçoivent près de 2 975 euros par mois, contre 3 058 euros pour la moyenne des pays de l’OCDE. »

Les réactions ne se sont pas fait attendre, et avant tout celles des premiers concernés, les profs et instits, qui ne reconnaissent pas, mais alors pas du tout ces nombres sur leur fiche de paye. Un article de Libération vint ensuite rétablir les faits et surligner l’erreur de calcul du chroniqueur.

Un oubli

Ce dernier a utilisé des chiffres fournis par le tableau D3.4, en page 451 du rapport de l’OCDE. Ce tableau indique en particulier, pour chaque pays, le salaire annuel effectif (c’est à-dire réel, incluant les primes et heures supplémentaires) moyen des enseignants pour la maternelle, le primaire, le collège et le lycée (ou leurs équivalents). Pour la France, le montant indiqué pour les professeurs de lycée est de 51 007 dollars US, que le chroniqueur a semble-t-il divisé par 12 pour obtenir 4 250 dollars, convertis avec un taux de change de 0,9 euros environ pour un dollar, ce qui donne les 3 850 euros litigieux.

Outre le fait qu’il s’agit d’un salaire brut – ce que la formulation de la chronique ne suggère guère avec son recours à des termes comme « perçoivent » –, l’auteur a tout bonnement oublié que les chiffres de l’OCDE, lesquels sont fournis par des pays aux niveaux de vie très variables, sont harmonisés en prenant en compte un taux de conversion appelé taux de parité de pouvoir d’achat (PPA). Ce dernier permet de rendre comparables ces chiffres non seulement en les convertissant tous en dollars US (impérialisme oblige), mais aussi en gonflant les sommes venant de pays à plus faible pouvoir d’achat.

Le PPA s’exprime en « monnaie nationale par dollar », et il est bien entendu plus élevé pour des monnaies faibles ; le PPA du Japon est par exemple de 101,30 yen par dollar. Mais il ne constitue pas un simple taux de change, et le PPA n’est pas unique pour les pays de la zone euro. Il est clair qu’un euro vaut « plus cher » en Grèce qu’en Allemagne, puisque les prix y sont moins élevés, et que sa conversion en dollar US doit le refléter pour être informative. De fait, un euro dépensé en Grèce équivaudra à 1,72 dollar dépensé aux États-Unis, alors que ce même euro dépensé en Allemagne ne représentera que 1,31 dollar.

On définit ainsi pour chaque période et chaque pays un taux de PPA, par lequel on divise les sommes données dans leur monnaie nationale pour obtenir des dollars US corrigés des disparités de pouvoir d’achat (le PPA des États-Unis, lui, est constamment défini à 1).

Pour la France, en 2017, cet indicateur vaut 0,77 euro par dollar US (€/$), mais une note discrète dans les chiffres de l’OCDE indique que l’année de référence considérée pour la France est 2016, pour laquelle le PPA est de 0,79 €/$ ; c’est donc plutôt ce taux qu’il faudrait utiliser pour retrouver les salaires en euros. Puis, bien sûr, il convient de multiplier ce montant par 0,78 pour obtenir une estimation du salaire net, plus familier aux Français ; on obtiendra ainsi, pour un prof de lycée, un salaire mensuel brut de 3 358 euros et un net de 2 620 euros (2 330 euros pour un professeur de collège, et 2 024 euros pour un professeur des écoles). Ce sont cependant des chiffres de 2016, auxquels il pourrait convenir d’appliquer un taux d’inflation de 1,8%.

Dans les faits, l’expert de l’OCDE cité par Libération utilise, lui, un PPA de 0,85 €/$ dont je ne comprends pas l’origine ; il obtient de ce fait des chiffres plus élevés (par exemple 2 820 euroseuros pour un professeur de lycée), mais l’on reste bien loin des chiffres fournis par LCI. Son calcul est par ailleurs certainement plus valable que le mien, car ses chiffres sont conformes à ceux de l’Éducation Nationale quand les miens sont un peu sous-évalués.

Simple erreur de calcul ?

Au-delà de son aspect fort désagréable (et pas forcément neutre politiquement), cet épisode donne à réfléchir en termes méthodologiques.

Tout d’abord, il rappelle encore une fois combien il est dangereux de combiner des nombres d’origines différentes. « Oublier » le PPA, ce n’est pas une simple erreur de calcul : c’est une faute de méthodologie grave qui peut avoir des conséquences politiques. Calculer une moyenne des salaires sans prendre en compte la parité de pouvoir d’achat donnerait un nombre totalement dénué de signification, qui inciterait les politiques à tirer les salaires vers le bas (« vous êtes tellement mieux payés que les enseignants grecs ! »). Cette confusion, volontaire ou non, apparaît malheureusement chez des éditorialistes de tout bord, par exemple chez Agoravox. Elle ne peut que desservir le propos tenu, quel qu’il soit.

Cet exemple rappelle également le danger d’utiliser des moyennes. Les disparités sont très nombreuses entre enseignants de la même filière, selon leur niveau de carrière (les salaires peuvent varier du simple au double entre le début et la fin de carrière), mais aussi entre titulaires et contractuels. Un bien meilleur outil est le salaire médian – le salaire maximum que touchent les 50% les moins bien payés ; cet indicateur est malheureusement peu utilisé, mais il est pourtant bien plus représentatif de ce qu’une majorité de personnes reçoivent.

Puis, quelle idée d’utiliser des chiffres OCDE en dollars PPA pour recalculer (en se trompant) un salaire en euros pour des enseignants Français ! C’est se compliquer la vie pour rien. Le ministère de l’Éducation nationale communique bien entendu ces chiffres, qui ont d’ailleurs été fournis à l’OCDE. Il indique ainsi un salaire mensuel net moyen de 2 174 euros pour un professeur des écoles – il suffisait de demander (et cela prouve au passage que mon calcul à moi est trop pessimiste). Quand les statistiques sont déjà là, évitons de les recalculer.

Effet manipulateur

Enfin, et comme on ne le répètera jamais assez, les chiffres qu’on ne nous donne pas sont aussi importants que ceux qu’on nous donne ; le choix effectué par un chroniqueur a, qu’il en soit ou non conscient, une portée idéologique et un effet manipulateur (j’en avais donné il y a quelques mois un exemple de mon cru). Ici, on ne nous parle pas de ce qui peut-être compte le plus : la valeur attribuée, dans ce pays, au travail des enseignants comparés aux autres corps de métier de qualification équivalente.

L’OCDE nous apprend ainsi que les enseignants qui sont titulaires au moins d’un master (bac +5) sont moins bien payés que les autres personnes titulaires d’un diplôme équivalent – l’écart est de 20% pour les professeurs des écoles. Certes, la France est plutôt dans le peloton de tête à cet égard (l’écart est de près de 50% aux États-Unis) et ce ratio reflète sans doute l’écart de salaire général entre le public et le privé, mais il reste significatif d’une sous-valorisation sociale de ce métier.

Un indicateur pertinent pourrait être celui qui compare les salaires des enseignants du public à celui des autres fonctionnaires de formation équivalente, mais il est difficile à établir clairement car les catégories du service public sont opaques au néophyte et visiblement sujettes à interprétation pour les initiés. Selon le rapport annuel 2018 de la fonction publique, le salaire mensuel net moyen d’un enseignant dans le public est légèrement supérieur à celui d’un fonctionnaire non-enseignant, mais cela ne veut pas dire grand-chose tant les profils représentés sont divers. Si, en revanche, on le compare au salaire moyen des cadres de la fonction publique d’État (qui s’établit à 3 632 euros pour 2016), on peut crier à l’injustice comme le fait ce site – mais dans la mesure où les professeurs des écoles et des collèges sont considérés par ce même rapport comme des professions intermédiaires et non comme des cadres, la comparaison ne tient pas non plus.

Reste donc un beau mic-mac… dans lequel le dossier établi par le café pédagogique me paraît tout de même offrir une vision assez étayée et honnête même si, là aussi, on peut trouver à critiquer.

Que conclure de tout cela ? De toute évidence, les personnes chargées de l’éducation de nos enfants sont, tout comme celles chargées de notre santé ou de notre sécurité, plutôt à la traîne en terme de valorisation financière et de reconnaissance sociale si on les compare aux premiers de cordée de la finance et de la technologie. Mais cela, nous le savions déjà, et c’est à nous en tant que société d’assumer ou d’amender nos choix.

Par ailleurs, il faudrait de toute urgence créer un délit de torture numérique : à défaut et en attendant, nous enverrons symboliquement au coin les fauteurs de trouble !

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

 

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