Il est rare de franchir le seuil d’une galerie et d’éprouver immédiatement l’importance de l’œuvre qui y est présentée. On peut en faire l’expérience en entrant dans la galerie Michel Rein où Maria Thereza Alves expose un volet de son projet Seeds of Change.
Depuis 1999, l’artiste brésilienne investit des villes portuaires qui furent des points cruciaux de la cartographie coloniale — Marseille, Liverpool, Dunkerque, Bristol — et observe comment les échanges coloniaux furent doublés d’une circulation de semences végétales. On connaît l’histoire migratoire de certains fruits et légumes — on sait la pomme de terre ou la tomate fameusement introduites en Europe à la fin du XVIe siècle. Maria Thereza Alves s’intéresse au contraire à des plantes dont la circulation fut accidentelle et souvent inaperçue : la flore de ballast. L’expression désigne les plantes importées par les navires marchands dont les cales, lorsqu’elles n’étaient pas pleines, étaient lestées de ballast composé de terre, de pierres, de sable et d’autres débris. Ce mélange contenait aussi des graines et des pousses et quand le ballast était débarqué pour que soient à nouveau emplies les cales, une dissémination discrète commençait, transformant furtivement la flore locale en l’hybridant d’essences nouvelles.
En tirant le portrait archéobotanique de ces lieux-interfaces, en reconstituant les circulations d’une végétation rarement remarquable et majoritairement composée d’herbes qu’on dit mauvaises, Maria Thereza Alves dessine une histoire souterraine de la colonisation, des migrations, des échanges et de leurs effets durables sur le paysage. Cette histoire se joue en sourdine, au revers des conquêtes évidentes. Elle n’en est que plus cruciale.
Instituant les plantes comme sujets historiques, le travail de Maria Thereza Alves trouve une résonance particulière dans le champ de la pensée française où les plantes s’imposent progressivement comme des objets de savoir cruciaux. Elles nourrissent des enquêtes philosophiques, comme la récente Vie des plantes où Emanuele Coccia travaille à réintégrer les plantes à nos cartes conceptuelles et à rappeler ce que notre monde et nos savoirs leur doivent. Elles sont au cœur du projet de Samir Boumediene qui, dans La Colonisation du savoir, raconte une histoire des relations entre Europe et Amérique à travers celle des plantes médicinales — de leur découverte, de leur collecte, de leur circulation et de leurs usages. Le travail de Maria Thereza Alves rappelle que ces réflexions, neuves en France, sont largement enracinées outre-Atlantique et dans d’autres pays d’Europe — Alves s’appuie ainsi largement sur les travaux du philosophe slovène Tomaz Mastnak et son concept de « décolonisation botanique », ainsi que sur le champ états-unien des études postcoloniales et des études de genre.
Le projet actuellement présenté à la galerie Michel Rein fut réalisé à New York. Il est baptisé Seeds of Change : New York — A Botany of Colonization. Le ballast joua un rôle crucial dans la construction de New York, non seulement en raison de la quantité qui fut débarquée dans le port — et qui était en rapport avec l’importance commerciale de la ville vers laquelle convergeaient les navires venus d’Europe et des Antilles —, mais aussi en raison de l’usage qui en fut fait pour surélever certains terrains ou en combler d’autres. Dès l’arrivée des premiers colons, New York avait été l’objet d’un travail de nivellement acharné. Maria Thereza Alves l’écrit : « À New York, les particularités, les spécificités et les rapports topographiques furent littéralement anéantis. L’eau fut bannie : rivières, ruisseaux et mares furent asséchés, comblés ou recouverts. La non-linéarité fut bannie grâce au nivellement des collines, des crevasses, des failles, des niches, des rigoles et des ravins. Les marais et les marécages furent considérés comme un affront fait aux colons et furent comblés. »
Le ballast participa de cette transformation topographique. Parmi les sites étudiés par Maria Thereza Alves, se trouve Red Hook : situé à Brooklyn, sur les rives de l’East River, tout proche des quais où débarquaient des navires du monde entier, Red Hook fut construit grâce au ballast que les navires étaient invités à décharger afin de gagner du terrain sur la rivière. Progressivement, le territoire de la ville fut mis au carreau, ses reliefs furent aplanis, ses déclivités comblées, son organisation homogénéisée, son approvisionnement organisé et ainsi, « l’immense forêt d’arbres » décrite par l’explorateur italien Giovanni de Verrazzano en 1524, lorsqu’il longea pour la première fois la presqu’île, cette forêt devint un espace conçu pour et par l’homme et où la nature, si elle existait, était faite de main d’homme : une « nature métropolitaine », écrit par Matthew Gandy dans Concrete and Clay. Reworking Nature in New York City. La flore de ballast est une des images de cette nature métropolitaine, une image qui rassemble deux opérations cruciales de la modernité : la construction et la circulation. L’implantation progressive de la flore de ballast raconte à la fois la topographie d’une ville et la cartographie d’un monde.
Matériellement, Botany of Colonization consiste en une série de planches et de cartes à l’aquarelle, de listes inventoriant la flore de ballast répertoriée sur certains lieux, de textes expliquant les postulats sur lesquels repose le travail d’Alves, de récits historiques ou légendaires et d’un passionnant diagramme retraçant l’origine des navires arrivant à New York chargés de ballast — ou leur destination dans le cas des navires en partance. Plus que les images à l’aquarelle, c’est ce diagramme et ce sont ces textes qui frappent tant sont grandes leur intelligence et leur pertinence. Ces documents sur papier sont malheureusement seuls présents dans l’exposition, mais ils vont de pair avec des installations botaniques ex ou in situ, des jardins de flore de ballast que Maria Thereza Alves a notamment installés sur la High Line — l’ancienne ligne ferroviaire qui remontait Manhattan et par laquelle les marchandises débarquées des cales des navires étaient acheminées vers l’intérieur des terres, poursuivant la circulation clandestine de la flore de ballast.
En 1970, un artiste américain, Alan Sonfist, entreprit de recréer au sud de Manhattan, un îlot de la forêt primaire décrite par Giovanni de Verrazzano en 1524. Baptisé Time Landscape, cet insert virginal fut installé au sud de Greenwich Village et s’y trouve toujours. C’est une forêt d’avant la civilisation occidentale, mais une forêt cernée de grillages, dotée d’horaires d’ouverture et gérée par le New York City Department of Parks & Recreation. L’approche de Maria Thereza Alves a ceci de passionnant que, contrairement, au Time Landscape de Sonfist, elle ne propose pas de restauration, n’entreprend pas de revenir à une nature d’avant l’histoire mais choisit d’approcher la nature comme une construction historique. Le mythe de la virginité est remplacé par le constat de l’hybridation.
Nina Leger
Arts plastiques
Maria Thereza Alves, Seeds of Change : New York — A Botany of Colonization, galerie Michel Rein, jusqu’au 31 mars 2018.
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