Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Il est une éclipse que l’astronome jésuite Carbone ne put étudier : celle de Scarlatti durant la période romantique. Certes, il ne fut pas le seul musicien baroque à en être victime, mais son occultation, parsemée de très fugitifs éclats, dura près d’un siècle.
Il est vrai que les préoccupations théoriques et distanciées de Scarlatti sont très éloignées de l’exaltation romantique du moi. On ne s’étonne pas moins qu’un Beethoven ou un Mozart (sans doute plus intéressé par les opéras du papa) n’aient pas laissé le moindre mot sur notre héros. À cette époque, seul Muzio Clementi, qui fut londonien avant d’être viennois, écrivit quelques sonates dans le goût de Scarlatti.
D’autres se permirent de faire subir aux sonates les pires outrages, en les transposant ou en les regroupant en suites… Sombre période pour la spontanéité scarlattienne, diluée dans bien des sauces douteuses, et souvent mal perçue. Un critique, en 1857, après un concert de la grande pionnière du baroque que fut Louise Farrenc, trouve Scarlatti “un peu monotone, et même irritant, avec tous ces ornements et ces imitations…”. Mais quatre ans plus tard, le critique de la Gazette musicale se délecte : “C’est comme un panier de cerises dont on choisit les premières, puis elles y passent toutes.”
Chopin fut lui aussi sensible à l’audace et à la puissance d’inspiration de Scarlatti : “Mes collègues pianistes s’étonnent de ce que j’enseigne Scarlatti à mes élèves. Je suis surpris qu’ils soient aussi bornés. Sa musique est excellente pour les doigts et contient de riches nourritures spirituelles. Si je ne craignais pas de m’attirer les foudres des imbéciles, je le jouerais en concert.” Schumann prit lui aussi Scarlatti avec des pincettes. Le trouvant d’abord “frivole, superficiel et rhapsodique”, il finit par concéder : “Point trop n’en faut, mais il est merveilleux en usage modéré, au bon moment.”
“Je ne suis pas un grand amateur de la musique de Scarlatti : ses sonates sont trop semblables, de forme et de caractère, mais j’aime à les jouer une à une, et j’en possède beaucoup”, écrit Brahms en 1856. De fait, la fierté de sa collection de musique était une édition originale des Essercizi… Clara Schumann, elle, n’avait attendu personne pour s’adonner passionnément aux sonates.
Après la défaite française de 1871, les merveilles de la musique allemande, de Beethoven à Wagner, furent mises en sourdine au profit de la bonne vieille musique française, celle du XVIIIe et du clavecin. On vit ainsi fleurir une “Société des instruments anciens” et des “Concerts du Trocadéro” qui firent redécouvrir le baroque français. Quant à la résurrection discographique de Scarlatti, elle est due à un autre révolutionnaire, Raoul Pugno, le “Monsieur musique” de la Commune de Paris, qui en fit le premier enregistrement, au piano, en 1903. L’année précédente, Wanda Landowska avait osé ce que s’était refusé Chopin, “braver les foudres des imbéciles” et jouer Scarlatti en concert. Elle fut aussitôt suivie par une élève hongroise de Clara Schumann, Ilona Eibenschütz, qui donna en concert deux sonates des Essercizi : Scarlatti était de retour.
Clara Schumann aimait bien son mari et son Brahms,
mais elle se donnait allegretto à Scarlatti.
La sonate de la semaine
Comme la plupart des sonates des Essercizi, la 24 offre, en deuxième partie, une double lecture de la première, mais Scarlatti se lassera vite de ce procédé trop symétrique. En voici deux versions : une pièce de collection, la 24 de Raoul Pugno enregistrée en 1903, puis, si vos oreilles ont survécu, la même au piano de Mikhaïl Pletnev. D’une façon générale, on jouait Scarlatti beaucoup plus vite qu’on ne le joue aujourd’hui.
Nicolas Witkowski
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