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L’annuaire de Kirkpatrick
| 17 Avr 2016

Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…

L’Américain Ralph Kirkpatrick, élève de Wanda et musicologue à Yale, est le principal biographe de Scarlatti. Son Domenico Scarlatti de 1953 est cependant à prendre avec des pincettes. La biographie est remarquable, mais la musicologie a souvent été remise en question. Non, toutes les sonates ne vont pas par paires, non, le point d’orgue de la sonate n’est pas la “crux” qu’il avait inventée, non Scarlatti n’a pas composé toutes ses sonates pendant les cinq dernières années de sa vie. Mais tout défricheur prend et assume le risque de faire fausse route.

Son jugement sur l’évolution des sonates est parfois un peu énigmatique (“L’organisme musical des dernières sonates est plus vivant et intégré de façon plus fine et cohérente”) mais souvent d’une grande justesse : “Je puis expliquer sur le papier toutes les modulations de la sonate (la 260), mais je ne l’ai jamais jouée sans avoir chaque fois l’impression qu’il se produisait un miracle. Les modulations que Scarlatti n’utilisait autrefois que pour surprendre sont ici devenues le noyau de l’imagerie poétique qu’il emploie pour nous émouvoir et nous transporter”. Enfin, de nouveaux éléments sont venus depuis 1953 enrichir la biographie. On les trouve par exemple dans le très érudit Keyboard Sonatas of Domenico Scarlatti du Néo-zélandais Dean Sutcliffe, paru en 2003 et dont beaucoup de musiciens touchant à Scarlatti ignorent l’existence.

Kirkpatrick a donné une classification “scientifique” des sonates, ou à peu près, en s’en tenant strictement aux dates des cahiers… dates qui ont pu être écrites n’importe quand, s’agissant de copies. L’analyse présentée ici lui donne cependant raison pour les seize cahiers du manuscrit de la reine, mais pas pour les ajouts de provenances diverses qu’il a intercalés ici ou là. La “vraie” classification chronologique reste à faire.

Le catalogue “K” est pourtant une grande avancée par rapport au précédent, “L” pour Alessandro Longo, qui a donné une première ébauche, très imparfaite, en 1910. K a aujourd’hui complètement supplanté L, lequel a pourtant adoré Scarlatti et en a compris bien des rouages : “Il alla tout seul par une autre route (que Bach, Händel et Rameau) écrivait-il en 1906. Il chercha une forme nouvelle, il y insinua le sentiment, tantôt comique, tantôt tendre, de son âme, et il le raviva par un mécanisme hardi et gracieux en même temps. Et de cet ensemble jaillit une personnalité artistique si marquée qu’aujourd’hui, après deux siècles, elle vit encore et a même des souffles de vie nouvelle.

Pour ce qui est de la biographie, Kirkpatrick ne partait pas de rien. Le Sachie Sitwell rencontré plus haut chez l’incroyable Violet n’avait pas raté le deux-cent-cinquantième anniversaire de la naissance en publiant A Background for Domenico Scarlatti en 1935. Du travail d’amateur éclairé, débordant de passion contagieuse pour son sujet. C’est cependant chez un autre Scarlattien déjà rencontré aussi dans ces chroniques, Massimo Bogianckino, que se trouve l’analyse la plus affutée. Son excellent petit ouvrage (1956), qui n’a pas pris une ride, n’a jamais été traduit, sauf en anglais : The Harpsichord Music of Domenico Scarlatti.

Kirkpatrick reste donc la référence pour la plupart des musiciens. Et des biographes. Car il a vécu le rêve absolu de tout historien. Rentrant un soir à son hôtel de Madrid après une longue journée passée en bibliothèque, il s’allonge, saisit l’annuaire qui était sur la table de nuit, et va tout naturellement à “Scarlatti”. Il prend le téléphone et appelle : “Sí, sí, señor, nous avons plusieurs objets ayant appartenu à notre ancêtre, des lettres, un testament, un tableau…”. C’est ainsi que, sans bouger de son lit, Kirkpatrick réunit en deux coups de fil les trois-quarts de ce qu’on sait aujourd’hui sur Scarlatti.

Chroniques scarlattiennes / Ramón Casas, Jeune décadente (1899), Musée de Montserrat

  

Les sonates de la semaine

Les élèves de Wanda ont hélas joué les mêmes machines qu’elle. Si vous supportez, écoutez Ralph Kirkpatrick jouer la 119 à Carnegie Hall, dans le film Christian Zacharias à Séville (sur lequel on reviendra : ne regardez pas tout) :

Mais s’il ne fut pas toujours très convaincant au clavecin, Kirkpatrick fut en revanche un remarquable conseiller. Horowitz, pour réaliser son historique Scarlatti de 1964 chez Columbia, fit appel à ses lumières. “Je le trouvais un peu timide (…) et ne cessais de lui dire : ‘Allez-y, allez-y. N’ayez pas peur de jouer avec plus de liberté’. Nous avons joué à tour de rôle, pour nous montrer ce que nous voulions dire par des exemples, et il y avait toujours une différence manifeste dans la sonorité. Horowitz avait tout simplement une sensibilité à la variété du toucher qui éclipsait absolument tout ce que j’avais jamais eu l’occasion d’entendre sur un piano”.

Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes

 

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