Au Théâtre de la Ville, dans la salle des Abbesses, on peut voir, jusqu’au 16 avril, Au pied du mur sans porte, spectacle créé par Lazare en 2009. L’histoire de Libellule, un gosse de banlieue élevé par sa mère et fondamentalement inadapté au monde. Une drôle de pièce, chaotique et musicale, qui n’arrête pas de divaguer, un éloge de l’évasion en forme de voyage onirique. Artiste associé au Théâtre national de Strasbourg depuis janvier 2015, Lazare est candidat à la direction du Centre dramatique national de Gennevilliers, pour succéder à Pascal Rambert dont le mandat prend fin cette année. Dans une lettre adressée à Régine Hatchondo, Directrice générale de la création artistique au ministère de la Culture, il explique les raisons de sa candidature. Sur un ton qui tranche avec la pondération de rigueur dans ce genre d’exercice mais qui n’enlève rien à la pertinence et au sérieux de son projet. C’est cette lettre, qu’il a souhaité rendre publique, que nous publions ci-dessous.
Objet : candidature à la direction du Théâtre de Gennevilliers
Madame la Directrice,
J’ai l’honneur de vous présenter ma candidature à la direction du Théâtre de Gennevilliers.
J’ai franchi un jour les portes du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et j’ai compris que derrière, ce n’était pas un gouffre, que la représentation du monde s’y jouait et, peut-être, sa diversité.
En 1999, on m’y a confié le poste d’ouvreur et je me suis immédiatement retrouvé au plus proche de la vie du théâtre, dans la rencontre qui chaque soir devait advenir. Je partageais l’émotion angoissée de toute l’équipe avant une première représentation, je voyais les spectacles de très nombreuses fois (certains, comme Orphéon par le Théâtre du Radeau, me donnèrent l’élan décisif), j’accompagnais le public dans la salle, vers le cœur profond des choses, là où elles tentent de s’articuler. Le théâtre, c’est l’art, le poème et la parole, pris en charge par des personnes vivantes. Cette place fut un éveil, pour le jeune homme que j’étais, à un univers d’où ruisselait une vie infinie, dans le temps bref et transformé de la représentation.
Auteur dès mon adolescence à Bagneux, dans les Hauts-de-Seine, où j’ai grandi, j’ai commencé à me mettre en jeu par l’improvisation dans les lieux publics. Puis dans le cadre de performances, accompagné des musiciens Balaké Sissoko, Jean François Pauvros, Benjamin Colin, entre autres.
Soutenu par les metteurs en scène Claude Régy, François Tanguy et Stanislas Nordey — qui m’a invité à rejoindre la formation d’acteur de l’École du Théâtre national de Bretagne en 2001 — j’ai fondé en 2007 ma compagnie, Vita Nova, littéralement la vie nouvelle. Ou encore, mon entrée en exploration, en tant qu’auteur et metteur en scène, d’une sorte de vie inscrite dans l’avenir brut.
L’histoire de ma compagnie s’écrit depuis neuf ans en collaborations fidèles, avec des artistes — acteurs, danseurs, musiciens — et des lieux refuges, comme La Fonderie au Mans, le Studio-Théâtre à Vitry-sur-Seine, ou encore l’Échangeur à Bagnolet. Ces lieux m’ont accompagné dans l’aventure de ma trilogie, dont le premier volet, Passé – je ne sais où, qui revient a été créé en 2009 à l’Échangeur, suivi en 2011 d’Au pied du mur sans porte, qui sera repris au Théâtre de la Ville en avril 2016 et de Rabah Robert, touche ailleurs que là où tu es né, créé en 2013 au Théâtre National de Bretagne. Épopée d’une famille de la périphérie urbaine entre la France et l’Algérie, puisant dans ses ressources de vie pour exhumer des abîmes historiques, j’aimerais recréer cette trilogie et la présenter en intégralité à Gennevilliers.
Depuis janvier 2015, je suis artiste associé au Théâtre national de Strasbourg, qui soutient le développement de mes prochains spectacles – Sombre Rivière dont la création est prévue au printemps 2017 et Je m’appelle Ismaël, qui fera l’objet d’une première lecture publique au mois de juin prochain, avec Charles Berling et les élèves du TNS. À Strasbourg, je suis régulièrement impliqué sur des actions de territoire en relation avec l’écriture, l’improvisation et l’expression cinématographique. J’avais d’ailleurs mené un tel travail auprès de publics jeunes au Théâtre de Gennevilliers en 2012, prolongé en 2014 par un atelier d’écriture en images, avec la classe de terminale professionnelle du Lycée Galilée.
Gennevilliers ici et maintenant : une maison-théâtre
“La main à la plume vaut la main à charrue.” Arthur Rimbaud.
Ou : quelqu’un qui écrit, comme quelqu’un qui travaille.
En novembre, les attentats m’ont rappelé à une responsabilité inscrite dans mon parcours d’auteur : j’ai créé Au pied du mur sans porte au moment de la “crise des banlieues”. Je tire tous les héros de mes pièces de la vie elle-même, de notre société du travail et de ses “laissés pour comptes” : policier, femme de ménage illettrée, banquier ou institutrice. Et le parcours, initiatique, du jeune garçon Libellule, qui traverse cette trilogie. Il y a du sens à me projeter au travail et en imagination à Gennevilliers — territoire de l’histoire industrielle, populaire — en relation avec ses habitants.
Investir ce lieu en l’habitant et non en l’occupant.
Un théâtre est un lieu social, d’influence, de déplacement de visions, où l’enchantement des artistes doit agir sur tout un territoire, de proximité avant tout. C’est aussi un lieu de travail, de formulation d’hypothèses et de positionnements. Je souhaite qu’il soit investi dans la durée par les auteurs vivants ; par une programmation plurielle, faite de nous aujourd’hui et de nous intemporels, largement ouverte au théâtre et à la musique. Un théâtre apte et propre à la vie, peuplé par les artistes invités au-delà même des temps de répétition et de représentation et par ceux, amateurs désirants ou déjà en approche professionnelle, qui souhaiteraient le côtoyer, y apprendre, y devenir et y déposer d’eux-mêmes.
En postulant à la direction du théâtre de Gennevilliers, je m’engage d’abord comme auteur.
Pour que ce lieu continue à accorder une place privilégiée, parce qu’encore trop rare, aux auteurs vivants. Pour encourager, peut-être, pourquoi pas, des vocations ? Il faut, je crois, obstinément faire entrouvrir les yeux sur la lecture d’un monde qui est en profonde mutation. Beaucoup d’individus souffrent d’absence de convergence, entre le récit de leur histoire et ce qu’ils sont, qui ne converse plus avec le monde. Je souhaite donc rester, à la direction de ce théâtre, particulièrement attentif aux récits contemporains, portés par des auteurs-metteurs en scène dont la pensée du monde est rayonnante et qui portent les questions du monde sur le plateau, dans sa sociologie, dans ses doutes. Parce que les auteurs vivants ont les pieds sur le monde brûlant. C’est le gage d’un lieu toujours dans la vitalité et perméable au monde.
L’art, on le sait, peut ouvrir des horizons d’imagination, de désir, au-delà des assignations sociales ou identitaires.
Au théâtre, on doit faire émerger les récits manquants et considérer que l’acte d’écriture advient, s’exprime, avec des moyens différents d’un auteur à l’autre. Je pense qu’il est important d’être ouvert à toutes les écritures artistiques, qui viennent désigner de nouveaux nous dans le monde : nous amoureux, nous déchus, nous baladés par l’histoire que nous vivons ensemble. Cela passera, indispensablement, par l’enrichissement de la relation du Théâtre de Gennevilliers avec les personnes intégrées à des pratiques artistiques amateurs ; par le repérage, parmi ceux qui évoluent au sein d’expressions artistiques dites “urbaines” ou au croisement de plusieurs disciplines, de ceux-là qui pourront trouver un rapport au lieu, pour s’y perfectionner avec orgueil et élargir leur audience. Prendre la direction d’un théâtre, c’est être ouvreur, avec attention, exigence et générosité, pour donner aux gens l’inspiration de leurs rêves.
Je souhaite que l’on voie à Gennevilliers le théâtre à l’ouvrage. C’est bien sûr une réflexion à mettre en œuvre avec les artistes invités et leurs équipes, en les impliquant dans la vie du théâtre, avant et après les représentations, pour densifier leur présence au sein du projet : l’accueil du public, les actions déployées sur le territoire bien sûr, le repérage et l’accompagnement d’artistes en devenir aussi.
Je me permets de formuler ici quelques premières propositions, reliées au projet que je décris dans cette lettre:
Constituer à Gennevilliers un “fond de récits” à transformer en jeu rapidement, à partir d’un archipel de soirs et d’histoires. De l’oralité à la collecte, nourrir peu à peu ce fond de récit, constitué des mémoires disparues ou menacées de disparition, des mémoires vives des gens de Gennevilliers sur plusieurs générations. J’aimerais articuler cette collecte avec l’improvisation, la musique. Parce que l’improvisation a greffé quelque chose en moi, dans ma construction poétique et d’écriture et qu’elle permet de vivre le monde, sans avoir la culture de la culture : c’est la compréhension du chaos, debout.
Faire émerger une “nouvelle vague théâtrale” : réinventer le théâtre de notre temps, en extraire les héros (figures) et Eros (désirs) à venir.
J’aimerais, en lien étroit avec des acteurs culturels et sociaux de Gennevilliers, ouvrir un chantier d’écriture dans la ville — en matériaux vidéo, sonores, écrits. L’atelier devant éventuellement permettre d’appréhender ces pratiques techniques (prise de vue, de son, montage etc.), qui feraient partie du processus d’écriture. Le théâtre peut dévorer la violence ou le ressentiment. Ce qui est éperdu et brûlant, peut ainsi devenir fou d’amour, malgré toutes les afflictions de la société. C’était un supplice pour moi d’être dans les oubliés de l’histoire et le théâtre a créé une distance avec les plaies. J’ai su faire preuve de constance, de travail et me rappeler à chaque fois de remettre en jeu mon rapport à l’altérité. L’homme de pouvoir et l’analphabète se rencontrent dans mes pièces, poussés par l’aspiration qu’ils ont, à se défaire de leurs stigmates. Mes nouveaux héros questionnent l’argent qui perpétue le système. Questionnent l’autorité, la religion. Questionnent la physionomie des opprimés. Il faut soi-même oser s’engager en écriture, l’expérimenter, pour se défaire des destins et des fatalités.
En relation avec ce projet, je souhaite explorer la possibilité d’héberger, au sein du théâtre, une maison de production de films, dont le fonctionnement ne pèserait pas directement sur l’économie du lieu, mais qui pourrait y bénéficier d’un accueil physique et travailler à élaborer des projets communs, en “circuit court”. Nous pourrions, par exemple, débuter par le développement et la production locale d’une web série, à partir des chantiers d’écriture.
Les “compagnons” de Gennevilliers — j’aimerais qu’une constellation d’amateurs et d’apprentis irrigue le théâtre toute l’année (au plateau, à la technique, à l’accueil du public, à la vie du lieu).
L’horizon international — la présence de spectacles internationaux dans la programmation actuelle à Gennevilliers, s’appuie sur des partenariats — avec le festival d’automne, notamment — qu’il est naturel de prolonger, dans une logique de mutualisation de moyens et d’ouverture d’horizons au public de Gennevilliers. D’autres partenaires peuvent être approchés, en France et à l’extérieur, pour enrichir encore cette approche. J’aimerais ouvrir une “fenêtre d’intérêt vers le Sud” : Sud de l’Europe et au-delà, Sud de la méditerranée, Moyen-Orient, Afrique. Pour mettre en lumière des viviers et des combats démocratiques, dans des pays où des histoires de souveraineté populaire tentent de s’écrire, dans la plus grande adversité, politique ou économique.
Au travers de ces relations aux horizons étendus, je souhaite bien sûr élargir la diffusion, la traduction, l’édition — par le livre ou par les technologies numériques — de récits contemporains et de leur passage à la scène.
Notre “lieu” sera l’endroit où fouiller, de regard en regard, la force des sentiments humains.
Je vous remercie de l’attention que vous aurez portée à cette lettre et je me tiens à votre disposition pour développer les éléments de ma candidature à la direction du Théâtre de Gennevilliers, si toutefois elle retenait votre attention.
Dans cet espoir, je vous prie de croire, Madame la Directrice, en l’expression de ma haute considération.
Lazare / Compagnie Vita Nova
0 commentaires