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Marronnages
| 11 Mar 2019

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Marronnages, lignes de fuite. Photo Bernard Gomez« Elle répondait mal, de mauvaise volonté, et on lui disait alors : Ouvre donc la bouche, qu’on t’entende, imbécile. Et elle répliquait à peine quelques mots. Je suis persuadé, moi, qu’elle comprenait sa position. » Oui, on en est convaincu, en lisant  quelques lignes de Victor Schoelcher (Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, 1842) : la jeune fille de seize ans, vendue entre baignoire et canapé, a tout compris.

Mais s’il est cité, ce n’est pas Schoelcher qui a fourni la passionnante matière première, humaine et historique, de Marronnages : c’est la Gazette de la Guadeloupe (période 1788-1847), qui consacrait une partie de ses colonnes aux avis de recherches des esclaves évadés, « marrons », à leur reprise, à leur emprisonnement, et éventuellement à leur vente en solde, comme « épaves » lorsque leurs propriétaires ne se souciaient pas de récupérer des non-productifs, ou des gens dont les frais de recherche et détention montaient trop haut. Femmes et hommes.

Dans leur sécheresse, les avis racontent des histoires effacées, des résistances ignorées, des terreurs, des marquages. Les signalements, à eux seuls, disent des pays d’origine, des traits de caractère. On découvre ainsi ce que sont les « allures » lieux refuges, campements d’évadés parfois nombreux ensemble, dont l’espace va se réduire promptement avec l’avancée de la colonisation.

Les lieux oublient-ils tout à fait ce qui s’y est passé ? Sylvaine Dampierre, cinéaste auteure du Pays à l’envers (primée au Cinéma du réel et aux Trophées des arts afro-caribéens), en collaboration avec Frédéric Régent, historien maître de conférences à la Sorbonne, président du comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, se sont chargés du texte, du contexte, et d’un indispensable glossaire, à lui seul une mine.

Bernard Gomez (enseignant en photographie aux Beaux-arts de Bourges, à Paris 8 et à l’ENSAD) photographie la Guadeloupe depuis une décennie. Il a pour ce livre travaillé sur la trace, infime, imaginaire parfois, regardé ce que ces marrons avaient dû regarder un jour, forêts, marais, lieux en déshérence, pierres bouffées, la mer comme une frontière, regardé aussi ce qui en a découlé : c’est l’histoire, et aujourd’hui, en creux.

« Une monumentalité sensible », dit le texte : haute qualité de l’impression, beaux tirages ; on ne sait pas combien de temps les auteurs ont passé sur Marronnages, mais c’est un de ces livres aimés par ceux qui l’ont fait. 

Dominique Conil
Guide

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Marronnages, lignes de fuite, 96 pages, éditions Loco, 30€.

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